N.B. Le plan et la conception d’ensemble de cette présentation ont été élaborés en commun. La première partie a été rédigée par Thomas Wieder, la deuxième par Damien Mahiet, la troisième est le fruit d’une rédaction conjointe.
Le groupe Jeune France est né au printemps 1936. Naissance en deux temps, concomitante de l’avènement du Front Populaire. C’est au mois d’avril, au moment des élections législatives, qu’Yves Baudrier, André Jolivet, Daniel Lesur et Olivier Messiaen publient leur manifeste. C’est le 3 juin, la veille du jour où le président de la République Albert Lebrun charge Léon Blum de constituer un nouveau gouvernement, qu’est donné salle Gaveau, à Paris, le premier concert du Groupe, sous la direction de Roger Désormière.
Cette concomitance entre la naissance du groupe Jeune France et l’avènement du Front Populaire est tellement frappante qu’il paraît difficile de faire abstraction du contexte politique, social et culturel pour comprendre la genèse du groupe et son histoire. Faut-il pour autant considérer que le contexte socio-politique a pesé d’un poids déterminant dans la genèse puis dans la naissance du groupe Jeune France ? Pour cela, il convient dans un premier temps de rappeler les grandes tendances qui affectent la vie culturelle française dans la deuxième moitié des années 1930, une vie culturelle qui bat à un rythme qui lui est propre mais dont le tempo, à l’époque, s’aligne étrangement sur celui de la vie politique et sociale. Une fois ce cadre posé, il sera plus aisé de montrer en quoi Jeune France, groupe profondément ancré dans la Cité, aspire également à une originalité.
I. Le contexte : politisation et popularisation de la culture
Dans la deuxième moitié des années 1930, la vie culturelle française – cela vaut aussi pour d’autres pays d’Europe – est affectée par un double mouvement de politisation et de popularisation. Politisation des acteurs de la vie culturelle, volonté de démocratiser la culture, deux phénomènes qui convergent et aboutissent à la définition d’une politique culturelle. De cette politique culturelle, le Front Populaire ouvrira le chantier, fixera les premières fondations, sans avoir le temps ni les moyens d’aller très loin, comme l’a montré l’historien Pascal Ory [1].
1. La tentation de la politisation
La notion d’engagement, précisément définie par Jean-Paul Sartre et revendiquée explicitement par beaucoup d’intellectuels au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, est déjà une réalité à l’époque. En matière d’engagement, la chose existe avant le mot – au moins depuis l’Affaire Dreyfus – mais, si l’on se place à l’échelle de l’entre-deux-guerres, les années 1933-34 marquent un tournant. Avec l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne en janvier 1933, avec les manifestations du 6 février 1934 à Paris, qui font craindre un prochain coup de force fasciste en France [2], la proportion d’hommes de culture « désengagés » diminue [3]. Pétitions, manifestes, congrès d’intellectuels où l’on débat de questions politiques se multiplient très nettement à cette date [4].
Même si la droite conserve des cohortes nombreuses et bruyantes dans le monde culturel, le centre de gravité de cette forte mobilisation des hommes de culture, dans les années 1933-1936, est la gauche. Leurs adversaires ne s’y trompent pas, comme Robert Brasillach qui, dans Notre avant-guerre, note avec amertume que « la fausse révolution de 1936 fut bien une révolution d’intellectuels »[5]. Cela est notamment vrai pour les musiciens, une catégorie d’artistes qui, traditionnellement, donne l’impression de rester davantage en retrait des problèmes de la Cité que d’autres, écrivains et peintres notamment. Pierre Kaldor constate ainsi que « le plus grand nombre des compositeurs de musique français s’est délibérément rangé derrière le Front Populaire » [6].
Un thème fédère les gauches de l’époque : l’antifascisme. C’est d’ailleurs en grande part contre le fascisme que radicaux, socialistes et communistes forment, en 1935, le Rassemblement Populaire, préfiguration du Front Populaire de l’année suivante. Mais le ciment de l’antifascisme est fragile. En effet, la question de l’attitude à adopter face au fascisme – le combat antifasciste justifie-t-il la guerre ? – minera la gauche et précipitera dès 1937 l’agonie du Front Populaire, en particulier au moment où l’on discutera d’une éventuelle intervention auprès des Républicains espagnols.
Dès lors, ceux qui, en 1936, soutenaient le Front Populaire, vont suivre des voies divergentes. Les reclassements auxquels on assiste, déterminés par la conjoncture française et internationale, aboutissent au délitement de l’unité antifasciste. On assiste ainsi à la montée d’un anti-stalinisme de gauche, qu’il soit d’inspiration « humaniste », à la André Gide (Retour d’URSS, 1936) ou d’inspiration révolutionnaire (la Quatrième Internationale, « trotskiste », est fondée en 1938). Quant au pacifisme, qui a toujours été extrêmement fort en France depuis la fin de la Première Guerre mondiale, il prime chez certains sur tout le reste. En cette période où la guerre se rapproche à vitesse grand V au rythme des crises internationales, de la remilitarisation de la Rhénanie à la crise de Dantzig en passant par la guerre d’Espagne, l’Anschluss et l’annexion des Sudètes, certains hommes de gauche sacrifient leur antifascisme sur l’autel du pacifisme, affirmant que l’antifascisme ne saurait être le prétexte ni la justification d’aucune guerre. Comme une majorité de Français, la plupart des intellectuels sont « munichois » en 1938. Après Munich, une minorité persiste dans un pacifisme intégral, prélude au défaitisme de 1940 et, pour certains, à d’autres compromissions ultérieures.
2. L’ambition de la popularisation
La période du Front Populaire donne un éclat sans précédent à une conception de la culture qui met en avant son inscription dans la Cité. A l’origine, le constat d’un échec ; à l’arrivée, un catalogue de solutions.
Le constat est celui d’un fossé croissant entre l’art et le peuple. C’est sans conteste chez les gens de théâtre que l’ambition d’un art « populaire » est la plus ancienne. Elle remonte au moins au tournant du siècle : Maurice Pottecher a créé le Théâtre du peuple, à Bussang, en 1895 ; Romain Rolland a publié Le Théâtre et le Peuple en 1903. Il y eut ensuite le Théâtre national ambulant de Firmin Gémier, Copeau et les « copiaus », les Comédiens routiers de Léon Chancerel. Dans une veine plus politique fut fondé le groupe Octobre, en 1933, sous l’égide des frères Prévert.
Au-delà de ce qui les différencie, ces initiatives reposent sur une même volonté : rompre avec un théâtre qui se serait fourvoyé en devenant l’apanage exclusif de la bourgeoisie. Phénomène intéressant : ce plaidoyer pour un théâtre populaire est repris, en cette fin des années 1930, par des personnalités peu connues pour leurs sympathies pour le Front Populaire : le critique Gabriel Boissy, rédacteur en chef très modéré de Comoedia a dû étonner plus d’un de ses lecteurs en écrivant, en juillet 1936 : « L’art du théâtre n’atteint sa plénitude que lorsqu’il rejoint ainsi l’art politique, lui qui, déjà, aux époques primitives, sortit des cérémonies religieuses. »
Un constat analogue est partagé par bon nombre de compositeurs, qui estiment que la musique est devenue étrangère au peuple, que l’édition musicale est aux mains de grosses entreprises, que la radio encouragerait la facilité au lieu d’ébaucher une éducation musicale élémentaire. Maurice Jaubert, sans doute l’un des plus radicaux dans ce sens, écrit que « le musicien qui persiste à écrire aujourd’hui sans tenir compte de la transformation de la société en cours fait fausse route ». Charles Koechlin, de son côté, ne cesse de vanter le « rôle social de la musique », affirmant que cet art est toujours « au premier rang avec le peuple dans la lutte contre l’obscurantisme et l’oppression ». Daniel Lazarus, dans la revue Europe (mai-juin 36) écrit que « le peuple a droit à la musique, comme il a droit aux musées, aux jardins, aux architectures ». Henry Sauveplane est tout aussi affirmatif : « La musique appartient au peuple. »
Pour combler ce fossé entre l’art et le peuple, que constatent de nombreux hommes de culture, plusieurs séries de réformes sont envisagées. Elles visent à éveiller la sensibilité artistique du peuple et à favoriser l’accès du grand public aux œuvres. Lors du Congrès pour la défense de la culture, en 1938, le peintre Fernand Léger plaide ainsi pour « une culture artistique populaire ». Celle-ci, explique-t-il, nécessite que les foules soient préparées dès l’école à la contemplation des beaux objets grâce à de « bonnes reproductions » accrochées dans les salles de classe et à des visites régulières dans les musées. En février 1938, le Bulletin de l’Association des peintres et sculpteurs de la Maison de la culture propose un plan de réforme de l’enseignement artistique extrêmement détaillé. Le but est notamment d’assurer l’indépendance et la démocratisation des procédures de recrutement des professeurs d’enseignement artistique du secondaire.
De leur côté, les musiciens font des propositions voisines. Pour que les enfants apprennent des rudiments en matière de musique, il faut commencer par former les instituteurs dans les écoles normales. Charles Koechlin fait en la matière des propositions très précises. D’autres, comme Darius Milhaud, Louis Durey ou Paul Gsell ébauchent un « plan d’éducation musicale populaire par la radio ». Ils souhaitent le renforcement du réseau des chorales, la construction de vastes salles musicales, la constitution d’orchestres et de troupes lyriques tournant en province. Ils réclament aussi la baisse du prix des disques et la constitution de discothèques dans les entreprises.
Dans le domaine musical, deux initiatives marquent l’époque. Tout d’abord, les Loisirs musicaux de la Jeunesse (LMJ), créés en janvier 1937. L’objectif des LMJ, auxquels participent notamment Arthur Honegger et Darius Milhaud, est de coordonner les efforts visant à ancrer la connaissance et la pratique musicales dans la jeunesse des milieux défavorisés, en lien aussi bien avec la très laïque Ligue de l’enseignement qu’avec la plus catholique Ligue française des auberges de jeunesse de Marc Sangnier. La deuxième initiative est la Fédération musicale populaire (FMP), qui constitue en fait la branche musicale de la Maison de la culture, proche du parti communiste. A son congrès de 1937 interviennent aussi bien Louis Aragon et Paul Vaillant-Couturier, que Georges Auric, Marcel Delannoy, Charles Koechlin et André Jolivet. La communication de ce dernier s’intitule, de façon significative, « La musique populaire et ses tâches » [7]. La FMP est particulièrement dynamique : ses orchestres, ses chorales et ses harmonies accompagnent les grandes manifestations de l’époque, au Mur des Fédérés, le 14 Juillet, lors de la grande Fête de la paix à Saint-Cloud (9 août 1936), et à d’autres occasions encore.
L’ambition de populariser la culture ne manque pas d’influer sur la forme et le contenu des œuvres produites à l’époque. Une fois affirmé le principe, il revient en effet aux artistes de clarifier le contenu de l’art qu’ils veulent proposer à ce « peuple » tant célébré. Autrement dit, pour toucher les masses il est nécessaire d’élaborer une nouvelle « esthétique des masses ».
Dans les arts plastiques, de nombreux artistes se posent la question d’une plastique de grande dimension, destinée à être exposée aux regards d’un large public. 1935 est l’année où l’on commence à découvrir les grands muralistes mexicains, comme Siqueiros ; l’année où des artistes comme Robert Delaunay et Fernand Léger entrent dans leur période muraliste. Nul mieux que Delaunay n’exprime l’ambition révolutionnaire d’un art de grande dimension exposé à la vue des foules : « Moi artiste, moi manuel, je fais la révolution dans les murs. (…) Pendant que la mode était au tableau de chevalet, je ne pensais déjà qu’à de grands ouvrages muraux » (Commune, 1935).
Cependant, dès qu’il s’agit de passer aux valeurs esthétiques en tant que telles, les désaccords éclatent au grand jour. Si l’époque est globalement à la réhabilitation du réalisme au détriment du formalisme, la définition de ce réalisme donne lieu à des discussions sans fin, ce qui prouve qu’il serait fallacieux de chercher à définir trop strictement « un style Front Populaire ».
On observe un phénomène parallèle en musique, avec, là aussi, cette double ambition d’une création collective et d’une réception partagée par le plus grand nombre. Koechlin, par exemple, fait l’éloge des concerts en plein air, vantant la supériorité des formes symphoniques sur la musique de chambre. Par ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si de nombreux compositeurs s’intéressent tant à l’art lyrique et aux musiques traditionnelles – ethniques ou folkloriques – de France ou d’ailleurs. L’époque est à l’épanouissement choral. Des textes très connotés politiquement sont mis en musique : l’Hymne de Darius Milhaud, à partir du poème « Main tendue » de Charles Vildrac, créé au congrès de 1937 de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA, ancêtre de l’actuelle LICRA) ; les « Chants du campeur » de Paul Vaillant-Couturier, mis en musique par Georges Auric, Yvonne Desportes, André Jolivet et Henri Sauveplane en 1937-1938. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que Jolivet achève en 1937 – sept ans après avoir commencé à y travailler – ses Chants d’hier et de demain, basés sur des textes de Marat, Robespierre et Jaurès.
Ce cadre étant posé, il convient de se demander si les membres du groupe Jeune France ont été, eux aussi, emportés dans ce flot qui conduit de plus en plus d’écrivains, d’hommes de théâtre, de peintres et de musiciens à s’intéresser aux problèmes de la Cité. En somme, à devenir des « intellectuels », au sens que Sartre donnait à ce terme : un écrivain, un scientifique, un artiste, un universitaire qui compte d’abord par l’œuvre qui l’a légitimé mais qui, à un moment où un autre, se mêle « de ce qui ne le regarde pas », en l’occurrence de politique. Fidélité à l’antifascisme, surenchère révolutionnaire antistalinienne, pacifisme viscéral ; entre ces trois voies, les membres du groupe Jeune France ont-ils choisi ou non ? Et ont-ils tous choisi la même ?
II. Le groupe Jeune France
Le groupe Jeune France n’a pas participé immédiatement à la vie politique : le concert, ou l’œuvre qui le compose, n’a pas la fonction d’un signe de reconnaissance ; ni la structure et le geste musicaux, ni même le titre ou le texte, ne traduisent une position identifiable dans le cadre de la bipolarisation de la vie politique. A l’occasion, chacun des quatre compositeurs a pu écrire pour rendre présent à l’esprit de leurs contemporains une idée de la France, de ses accomplissements techniques, de son histoire, et de son avenir. Mais cette représentation de la nation est proposée à titre individuel[8], et cette conception de la musique devient rapidement source de dissension.
Le groupe n’en traite pas moins du sens commun de notre existence, dont les possibilités pourraient être explorées dans le cadre musical et généralisées à l’ensemble de la société. Mais la question politique est alors abordée sous l’angle normatif, et l’action politique dans un temps long. Ainsi, les quatre compositeurs visent à défendre, par sa revitalisation, une profession structurée par la tradition du concert (1) : il s’agit là d’une condition matérielle nécessaire pour que la musique soit en effet un espace cohérent, à l’écart de la réalité quotidienne et à l’origine d’un monde nouveau. Les quatre compositeurs partagent de plus une critique simultanée des musiques néoclassiques et atonales, fondée sur une opposition de principe au matérialisme (2). Enfin, ils cherchent à réformer la division entre musiciens professionnels et auditeurs, dont la division entre musique et peuple est une variante, en faisant retour sur l’homme. Renouer le lien entre la musique contemporaine et l’homme implique ainsi de faire la part entre les transformations contingentes de la musique et ses propriétés nécessaires (3).
Cette présentation des idées du groupe Jeune France est fondée sur les textes rédigés par les compositeurs et par des critiques musicaux entre 1936 et 1945. Rapportés à l’entité collective qu’est le groupe Jeune France, ces textes permettent de discerner des principes communs et des écarts individuels [9].
Deux versions du manifeste sont publiées. Une version courte, celle la plus souvent citée, est publiée par le critique André Coeuroy [10] dans son article du 5 juin 1936 (« Manifeste et concert des ‘Jeune France’ ») pour Beaux-Arts.
Les conditions de la vie devenant de plus en plus dures, mécaniques et impersonnelles, la musique se doit d’apporter sans répit à ceux qui l’aiment, sa violence spirituelle et ses réactions généreuses.
Groupement amical de quatre jeunes compositeurs français : Olivier Messiaen, Daniel Lesur, Yves Baudrier, André Jolivet, la « Jeune France » reprend le titre qu’illustra autrefois Berlioz et se propose la diffusion d’œuvres jeunes, libres, aussi éloignées d’un poncif académique que d’un poncif révolutionnaire.
Les tendances de ce groupement seront diverses ; elles s’uniront pour susciter et propager une musique vivante dans un même élan de sincérité, de générosité et de conscience artistique.La version longue est traduite et publiée en note de programme pour l’exécution des Offrandes oubliées par Serge Koussevitzky et le Boston Symphony Orchestra lors des concerts des 16 et 17 octobre 1936 (56e saison)[11].
Les conditions de la vie devenant de plus en plus dures, mécaniques et impersonnelles, la musique se doit d’apporter sans répit, à ceux qui l’aiment, sa violence spirituelle et ses réactions généreuses. La ‘Jeune France’, reprenant le titre que créa autrefois ‘Berlioz’, poursuit la route où durement, chemina autrefois le maître. Groupement amical de quatre jeunes compositeurs : Olivier Messiaen, Daniel-Lesur, André Jolivet, et Yves Baudrier, la ‘Jeune France’ se propose la diffusion d’œuvres jeunes, aussi éloignées d’un poncif révolutionnaire que d’un poncif académique.
Les tendances de ce Groupement seront diverses, elles ne s’accordent que par le même désir de ne se satisfaire que de sincérité, de générosité et de conscience artistique ; son but est de créer et de faire créer une musique vivante.
Dans chaque concert, la ‘Jeune France’, formant un jury libre, fera exécuter, dans la mesure de ses moyens, une ou plusieurs œuvres, caractéristiques d’une tendance intéressante dans le cadre de ses aspirations.
Elle espère aussi encourager la jeune école française que l’indifférence ou la pénurie des pouvoirs officiels laissent mourir, et continuer avec foi l’œuvre des grands aînés, qui firent de la musique française, dans ce siècle, l’un des plus purs joyaux de la civilisation.
1. La défense d’une profession
Alors que la plupart des compositeurs (y compris Jolivet) rejoignent des fédérations et des associations destinées à un public de masse, le groupe Jeune France a la particularité de défendre la création musicale contemporaine dans le cadre traditionnel du concert, qu’il soit de musique symphonique ou de musique de chambre.
Le groupe Jeune France s’apparente dans ce domaine à une société musicale, qui agit à titre privé, mais avec une vocation publique. Son action coïncide avec une mutation du mécénat musical d’État, principalement par le biais de la radio qui permet de relayer la musique de concert vers un public de masse. Le développement de la radio s’accompagne progressivement d’une politique de soutien à la création musicale qui comprend le financement d’orchestres à Paris et en province ainsi que la subvention de concerts en vue d’enregistrements [12]. Dès 1936, le premier concert de La Jeune France est radiodiffusé [13] et le groupe reçoit quelques mois plus tard la subvention correspondante[14].
Le groupe Jeune France se dote ainsi d’une organisation juridique dans le cadre de l’association des « Amis de La Jeune France » à partir de 1938. C’est un des tous premiers objectifs d’Yves Baudrier lorsqu’il imagine la formation d’un groupe. Un premier brouillon de manifeste qui demeure dans les Archives André Jolivet expose cette intention :
Nous vous proposons donc, en versant à l’avance votre place à notre concert annuel, soit 20 frs, de rendre possible ce concert, car le temps des mécènes est passé et de permettre ainsi à de jeunes compositeurs, non point de vivre, la foi y suffit pour de jeunes artistes mais d’être entendus et d’être jugés et aussi d’encourager leur bonne volonté.
Ces 20 frs seront déposés chez maître Delapalme notaire honoraire 9 rue Auber et serviront uniquement aux frais du concert en vertu des statuts de société déposés à la… de par la loi de 1901. Les recettes supplémentaires du concert seront versées à la société et serviront de base à un nouveau concert s’il est possible.
D’autre part votre carte vous fait membre de l’association et nous donne le droit de réclamer une nouvelle cotisation l’année d’après.
Si le montant des cotisations ne permet pas de donner un concert, il sera entièrement remboursé aux intéressés avant le tant du tant et l’association dissoute, nous osons espérer que notre cause est assez bonne pour ne pas avoir à envisager une telle déconvenue.
On peut faire l’hypothèse que la perspective de rassembler par le mode associatif les fonds nécessaires à l’organisation d’un concert explique l’intérêt qu’Olivier Messiaen porte au projet d’Yves Baudrier. En effet, Olivier Messiaen a présenté en 1933 à Roger Désormière un groupe des ‘Quatre’ qui aurait inclus Claude Arrieu et Elsa Barraine. Mais le chef d’orchestre lui avait opposé une fin de non-recevoir, en l’absence des moyens financiers nécessaires à l’organisation du concert – 20 000 à 50 000 francs[15].
Yves Baudrier prend de plus à sa charge les frais du premier concert symphonique[16]. Par cet investissement, le groupe Jeune France s’assure la publicité nécessaire à la formation d’un « mouvement musical ». D’après le devis estimatif, 6000 programmes-circulaires auraient été imprimés et 3000 adressés par courrier. Des annonces seraient parues dans les calendriers d’une dizaine de quotidiens. En échange, Yves Baudrier, qui n’a jamais été joué auparavant et qui ne dispose d’une formation musicale reconnue (celle du Conservatoire ou celle de la Schola), obtient la considération publique de son activité de compositeur, d’une part, par les trois autres membres du Groupe, d’autre part par les critiques musicaux.
Les premiers soutiens recherchés par le Groupe – ceux d’interprètes tels Ricardo Viñes et Roger Désormière – indiquent au public le poids de La Jeune France dans la création musicale. Les programmes et les bulletins de souscription publiés de 1937 à 1939 placent le mouvement musical de La Jeune France « sous le haut patronage de MM. Georges Duhamel, François Mauriac, Marcel Prévost et Paul Valéry », membres de l’Académie Française, qui cautionnent la portée générale du mouvement au regard du monde littéraire, des pouvoirs officiels et des salons. Le Comité d’Honneur associe des mécènes de la haute bourgeoisie ou de l’aristocratie[17] ainsi que quelques artistes fortunés (comme le pianiste Ricardo Viñes ou l’écrivain et diplomate Jean Giraudoux).
Les activités du Groupe ne relèvent pas uniquement de l’organisation de concerts publics mais prend aussi des formes propres à la sociabilité de salon. En 1936 et 1937, en plus de leur concert symphonique annuel, les compositeurs de La Jeune France participent à deux concerts privés organisés par des revues spécialisées – La Page Musicale et La Revue musicale. 1938 est une année faste, avec deux concerts symphoniques (l’un à Paris, l’autre à Bruxelles), une audition de La Revue musicale, deux concerts de musique de chambre à Grenoble et au Foyer international des étudiants catholiques de Paris, et trois concerts privés (dont deux en partenariat avec l’association ‘Art et Tourisme’[18]).
A partir de 1938, la constitution des « Amis de La Jeune France » élargit progressivement la portée des activités du groupe Jeune France. Les statuts[19], faits à Paris le 19 février 1938, attribuent à l’association un objet d’intérêt public (article 2) : « la diffusion tant par représentations, auditions ou éditions que de toutes autres manières des œuvres musicales composées par des jeunes musiciens français, ainsi que, s’il y a lieu, d’œuvres littéraires se rattachant à une esthétique musicale. » L’organisation associative assure aux quatre compositeurs une relative indépendance esthétique. Les statuts explicitent l’indépendance du Comité musical, assignant au Conseil de direction des fonctions d’exécution[20]. « Le Comité musical est seul compétent pour décider du choix des œuvres qui seront exécutées et éditées, et du choix des artistes qui seront engagés pour lesdites exécutions. Ses décisions sur ce point seront souveraines et ne pourront être modifiées ni même discutées au cours des réunions du Conseil de direction ou de l’assemblée générale. La question préalable devra être opposée à toute discussion portant sur ces points. » (article 12) L’autorité des membres du Comité musical est de plus renforcée par des durées de mandats différentes. « Les membres du Conseil de direction sont élus pour deux ans, à l’exception des membres du Comité musical qui seront élus pour dix années. » (article 9). Enfin, si les membres sortant sont tous rééligibles, le Conseil de direction est renouvelé annuellement par moitié.
En 1939, La Jeune France s’associe de plus avec La Nouvelle Saison, revue littéraire trimestrielle dont les mots d’ordre : affirmation de la jeunesse, pureté et sincérité, défense de la liberté du créateur, sont comparables à ceux du groupe Jeune France[21]. Un concert en partenariat avec la revue est donné aux Archives internationales de la Danse le 20 juin 1939. Un article de chacun des compositeurs est annoncé, mais la publication de la revue est interrompue en juillet 1939, après la parution des articles d’Yves Baudrier et André Jolivet.
2. Une opposition de principe au matérialisme
Le groupe Jeune France n’a cependant pas vocation à diffuser toutes les musiques de concert. La critique simultanée du néoclassicisme et de l’atonalisme n’est pas tant fondée sur des considérations techniques que sur une opposition au formalisme supposé commun à ces deux styles d’écriture. L’attachement à la forme comme finalité musicale repose sur une « indépendance complète de la forme par rapport à l’homme. » Cette partition de la forme et de son auteur confère à la matière musicale une logique propre, dont le compositeur moderne acquiert la connaissance et auquel il conforme systématiquement son œuvre. La multiplicité apparemment caractéristique de la modernité musicale repose sur une libération illusoire des choix de composition, puisque l’impératif de conformité à une conception matérialiste de l’autonomie musicale pèse sur le compositeur.
La représentation musicale de la mécanicité industrielle révèle, à la manière d’un symptôme, l’asservissement de l’homme moderne à la matière. Messiaen ironise sur les « musiques d’usines, de sports, de locomotives ou d’avions, de dissonances capables d’extérioriser, sinon de poétiser, cette esthétique du bruitisme ». Jolivet consacre à la question du machinisme une courte étude pour une émission diffusée par Radio-Paris le 20 février 1937. Réfléchissant sur quatre œuvres connues du public : Pacific 231 d’Arthur Honegger, Le Pas d’acier de Serge Prokofiev, Fonderie d’acier de Mossolov et Dnieprostroï de Meytuss, Jolivet conclut que la magnification de la machine et de l’effort industriel ne séduit les foules que par sa « brutalité inhumaine et impersonnel ». Or peut-on raisonnablement établir comme norme physique et intellectuelle « l’impersonnalité absolue » ? Le compositeur peut-il être réduit autrement qu’exceptionnellement à un « ingénieur des sons » ?
Ainsi, la « cristallisation de la pensée musicale, qui la sépare définitivement de la psychologie ou qui l’en a séparée petit à petit, »[22] réduit potentiellement l’art de la composition à une science appliquée[23]. De fait, la réfutation du matérialisme musical s’accorde avec une critique de portée générale contre le positivisme comme unique mode d’appréhension de la réalité. « Le désordre, la confusion (…) ne me paraissent pas être l’apanage d’un monde musical, mais participent au contraire de façon analogue au monde moral de la politique par exemple et des autres arts, en général à toute activité qui intéresse la vie affective de l’homme, les effets même de cette malhonnêteté spirituelle, de cet orgueil des scientifiques qui semble avoir accordé la grâce de devenir science à tout ce qui par essence ne l’est pas. » [24]
Ainsi, l’art « gratuit », détaché des aléas de l’actualité et de l’irrationnel, ne peut instituer pour communauté entre le compositeur et l’auditeur que leur compétence à identifier les propriétés de l’œuvre. L’originalité musicale se mesure par son rapport au matériau antécédent, de la variation à l’écart de ce qui est traditionnellement admis ou immédiatement référencé. Néoclassicisme et atonalisme ne s’opposent que sur le savoir exigé de l’auditeur pour appréhender la singularité de l’œuvre. En définitive, cet art « gratuit », source de comparaison et de distinction entre les hommes, radicalise leur désunion.
Au néoclassicisme, les compositeurs du groupe Jeune France reproche donc une reproduction systématique des formes adoptées avec succès dans le passé, selon « un état d’esprit en somme assez voisin du fétichisme »[25]. L’académisme procure à l’auditeur le plaisir du déjà-vu et limite la composition aux formes sonores les plus communément répétées, justifiant ainsi l’académisme. Sujet aux modes, l’académisme implique une certaine hypocrisie, puisqu’il éveille le sentiment du nouveau par l’imitation. L’académisme est la forme musicale propre au capitalisme ; il caractérise l’ « époque des Assurances » : « On a besoin d’une sécurité sur titres. On s’assure de comprendre. On a cette sécurité lorsqu’un nom classique couvre le produit. On prend une assurance-classiques comme on souscrit une Assurance-Vie. (…) Le placement sur classiques est à revenu fixe : il est si commode de savoir d’avance où on pourra se pâmer en toute sécurité. »[26]
L’opposition entre le néoclassicisme et le groupe Jeune France ne se résume qu’imparfaitement dans l’opposition entre un néoclassicisme et un néoromantisme. Les quatre compositeurs rejettent d’ailleurs explicitement cette étiquette, dès lors qu’elle signifie un rejet unilatéral de la raison au profit de l’émotion. L’écart affirmé par le groupe Jeune France s’inscrit dans leur rapport même à la tradition. Entre l’imitation et le rejet de la tradition, le Groupe préfère un troisième terme, le renouveau. Le Groupe oppose ainsi le retour cyclique d’une saison génératrice au retour stérile sur des pratiques antérieures. Ce vocabulaire vitaliste, diffus ou sous-entendu, remplit une fonction primordiale dans la formation du groupe. Il leur assure le soutien du critique musical André Coeuroy lors du lancement du groupe en 1936. Surtout, il permet aux quatre compositeurs de ne pas considérer le progrès technique comme une question centrale de leur pensée musicale et de s’inscrire dans un groupement musical malgré d’évidentes divergences d’écriture.
A l’atonalisme les compositeurs du groupe Jeune France reproche une trop grande abstraction de raisonnement. L’œuvre de la raison, détachée de l’émotion, est appréhendée par une réflexion instruite – indépendamment du plaisir esthétique et des propriétés subjectives du son, regrettent Baudrier et Daniel-Lesur. « L’échec du cubisme, du surréalisme, de l’atonalité, de la dissonance prise comme fin en soi est flagrant. Cet art aux visées matérialistes avait le mépris de la matière qu’il traitait. Son refus de s’inscrire dans les lois de la nature provenait de l’ignorance inavouée qu’il avait de ces lois. Le temps juge sévèrement les œuvres conçues sans lui. Ces hâtives déviations du goût seront vite oubliées. »[27] Plus encore, l’atonalisme opère à partir de catégories historiques distinguées par la raison dans le progrès musical. Or, la « reconnaissance quasi générale de l’insuffisance du système tonal, et par contrecoup, du système tempéré »[28] ne suffit pas à libérer l’écriture musicale, car, « si le système tonal tempéré est faux, les systèmes qu’on en déduit le seront aussi »[29]. La division duelle entre tonalité et atonalité n’est pas indifférente. La qualification « atonale » est privative, elle indique l’absence de tonalité et elle participe ainsi encore d’une représentation de la musique centrée sur la tonalité et sur le système tempéré. Face aux deux pôles de l’écriture musicale dans les années 30, le groupe Jeune France ne recherche pas un juste milieu régulateur entre les excès des uns et des autres, mais un au-delà fondateur d’une nouvelle compréhension de la musique, dans lequel la catégorisation entre tonalité et atonalité ne ferait pas sens[30].
3. Le retour à l’homme
Accordés par leur refus du matérialisme musical (ou formalisme), les quatre Jeune France recherchent les termes d’une refondation de la pensée musicale en faisant retour sur l’homme. En tous sens, l’homme est le sujet de la musique : il en est l’auteur et l’auditeur, la raison et l’objet. Il lui donne forme alors qu’elle le met hors de lui ; il la gouverne et elle le saisit. Si cette catégorie générale ne supprime pas la distinction entre compositeur et auditeur, elle réduit cependant leur opposition à un faux problème, né de l’ignorance de la nature humaine. Aussi variable que soit la conception de l’homme par les membres du groupe Jeune France, il est donc possible d’énoncer quelques caractères généraux reconnus par chacun d’eux : la pluralité, le positionnement et la transcendance de l’homme.
La reconnaissance de la pluralité de l’homme commence bien sûr par l’acceptation de la diversité entre les hommes, qui n’est pas anecdotique dans la formation du groupe Jeune France, puisqu’elle en est un des principes fondateurs, énoncé dans le manifeste : « Les tendances de ce Groupement seront diverses, elles ne s’accordent que par le même désir de ne se satisfaire que de sincérité, de générosité et de conscience artistique ; son but est de créer et de faire créer une musique vivante. » Par conséquent, juger de la pertinence du groupe par son unité d’écriture, et supposer ainsi l’acceptation d’un dogme ou d’une autorité comme la seule forme possible de communauté musicale, est un évident contresens. Dans le cas présent, le groupe Jeune France a choisi de rechercher les termes d’une communauté d’écriture par un accord entre des compositeurs libres. La pluralité de l’homme renvoie aussi à la pluralité des facultés de chaque individu. Raison et sensibilité contribuent simultanément au processus de composition. L’émotion complète ainsi le travail de la réflexion. D’une part, elle relève des sens et assure le compositeur que sa réflexion traite avec efficacité la matière sonore. D’autre part, elle relève du sentiment et lie le traitement musical à son effet psychologique[31].
L’homme considéré par le groupe Jeune France n’est pas un être abstrait : il est situé géographiquement et temporellement. Chaque pensée musicale est caractérisée par un instrument, elle est rapportée à un timbre précis. Une pensée musicale est surtout située dans une tradition, plus ou moins lointaine : Messiaen remonte jusqu’à l’Inde du XIIIe siècle[32], et Jolivet à l’homme primitif. En premier lieu cependant, c’est la tradition musicale française qui est le cadre du groupe Jeune France. La composition musicale procède donc d’abord de lieux communs, aux sens propre et figuré, qu’il s’agit de transformer ou d’accepter[33].
Précisément, l’individu a la faculté de transcender le lieu commun où chacun réside, de donner à entendre l’inouï et de déplacer éventuellement l’horizon habituel de la pensée. Cette puissance créatrice fait enfin signe vers le mystère, mystère de la présence de Dieu en tout homme, ou mystère du cosmos et de son fonctionnement[34].
Le groupe Jeune France s’approche ainsi du personnalisme par ses principes généraux – son opposition au matérialisme, sa conviction que les problèmes musicaux et sociaux peuvent être résolus par l’esprit, et sa définition d’un homme pluriel, situé dans le temps et l’espace mais capable de transcendance. Cette convergence du mouvement musical Jeune France avec le personnalisme trouverait deux confirmations. D’une part, Yves Baudrier renvoie explicitement au personnalisme dans son article-programme de 1939 paru dans La Nouvelle Saison[35]. D’autre part, le groupe Jeune France est en partie concerné par l’association Jeune France, qui, sous Vichy, tente de rassembler tous les mouvements personnalistes.
Par rapport à ce programme, l’action du groupe Jeune France a obtenu un résultat mitigé. L’effort du groupe Jeune France pour déplacer les problèmes musicaux vers des questions de principe n’a généralement pas été perçu. André Coeuroy a certes perçu la logique disruptive du groupe Jeune France, la comparant à la vitalité du jazz. Mais il a très vite regretté le sérieux du groupe et sa volonté de perdurer. A l’inverse, le groupe s’est inséré avec succès dans la tradition musicale française, puisqu’il a été perçu, notamment par Arthur Honegger, comme l’équivalent pour les années 30 du Groupe des Six. C’est cette inscription réussie entre 1938 et 1939 qui permet au groupe Jeune France d’être identifié positivement pendant la guerre.
III. Du Front Populaire à Vichy : entre illusions et non-dits
Pour comprendre le destin du groupe Jeune France pendant ces années de tourmente, qui voient se succéder à un rythme trépidant une guerre, une débâcle, une occupation, la chute d’une république et l’avènement d’une dictature, il faut se départir des grilles de lecture assez simplificatrices que l’on a eu tendance, pendant longtemps, à appliquer au comportement des Français de l’époque. Ce passé douloureux ne peut se lire à l’aune d’une binarité tranchée. Il est illusoire de croire que les Français ont toujours eu à choisir entre deux termes opposés : Vichy ou Londres, Pétain ou de Gaulle – voire Pétain ou Laval – la Collaboration ou la Résistance… Ces choix, certains les ont faits – et tôt, dès 1940 –, mais ce n’est pas ainsi qu’a réagi la majorité des Français. En parlant avec justesse des « Français du penser double », l’historien Pierre Laborie montre que l’ambivalence fut une caractéristique majeure de l’attitude des Français entre 1940 et 1944. Le fait est qu’une majorité de Français a regretté la défaite de 1940 tout en souhaitant l’armistice, que la plupart de nos concitoyens étaient attachés à la personne du maréchal Pétain tout en rejetant le régime de Vichy, que beaucoup étaient germanophobes et abhorraient l’Occupation sans pour autant basculer dans la Résistance : « Les Français, en majorité, n’ont pas été d’abord vichystes puis résistants, pétainistes puis gaullistes, mais ils ont pu être, simultanément, pendant un temps plus ou moins long, un peu les deux en même temps. »[36]
C’est bien dans cette tendance que s’inscrivent les membres du groupe Jeune France sous l’Occupation. Tous n’ont pas le même comportement, mais tous se situent dans ce marais aux contours assez flous, à l’écart de la Collaboration comme de la Résistance. Ils ne figurent évidemment pas parmi ceux que le politologue américain Stanley Hoffmann a appelé les « collaborationnistes », cette poignée de Français acquis aux idées nationales socialistes, mais ils ne figurent pas non plus du côté de l’armée des ombres, ces hommes de culture qui, par les armes ou par leur art, bravèrent la censure et la répression, exprimèrent des opinions dissidentes ou choisirent la clandestinité pour défier et/ou fuir le régime et l’occupant.
1. L’Association Jeune France et le groupe Jeune France
L’Association Jeune France, qui existe de novembre 1940 à mars 1942, ne doit pas être confondue avec le groupe Jeune France, bien que les liens entre les deux organisations soient ténus [37].
L’Association, qui emprunte son titre au Groupe, présente la particularité de rassembler la plupart des mouvements personnalistes d’avant-guerre, sous la direction de Pierre Schaeffer à Lyon et Paul Flamand à Paris. Elle trouve son origine dans « Radio-Jeunesse », une émission diffusée en zone libre à partir du 15 août 1940.
L’émission « Radio-Jeunesse » rassemble Pierre Barbier, Maurice Jacquemon, Albert Ollivier, Pierre Delay et Daniel-Lesur autour de Pierre Schaeffer. Elle apporte un soutien actif au Maréchal Pétain. Ainsi, du 14 au 20 octobre, le message du 11 octobre du Maréchal Pétain sur « l’ordre nouveau » est lu par Alfred Cortot. Chacune des sept séquences comprend des commentaires et des chants qui composent la « réponse » des jeunes au message de Pétain. Le texte de l’émission a été publié par la suite aux « Editions de la Jeune France » en 1941. Visant à une action de plus grande envergure, Pierre Schaeffer fonde le 20 novembre 1940 une association culturelle à portée nationale financée mensuellement par les services de l’Etat. Il bénéficie du soutien de Georges Lamirand, auquel Pétain a personnellement fait appel pour une action de propagande à la tête du Secrétariat de la Jeunesse.
Lors du choix du nom de l’Association, Daniel-Lesur et Yves Baudrier donnent leur accord à Pierre Schaeffer pour lui céder le titre « Jeune France », cependant que l’association des Amis de la Jeune France n’est pas dissoute. Ils obtiennent en échange le statut de membre actif de l’Association Jeune France pour les quatre compositeurs. Daniel-Lesur siège dans le premier conseil d’administration en tant que représentant du groupe Jeune France, et il devient le directeur de la section musique en zone libre. Lorsque l’Association est formée, Olivier Messiaen est encore prisonnier au Stalag VIII A (la création de son Quatuor pour la fin du Temps a lieu le 15 janvier 1941). André Jolivet, informé, ne proteste pas publiquement. Il exprime une relative inquiétude dans une lettre à Jean de Beer en date du 12 décembre 1940[38] : « Car d’autres projets naissent. Un entre autre d’une envergure considérable et nourri par Lesur à Vichy. Il ne s’agit rien moins que d’élargir le vocable « Jeune France » à une Association de tous les artistes de France, sur le plan régional et national. C’est très beau vu comme cela – mais outre que nous risquons de perdre pour ce que fut la Jeune France le bénéfice de cinq ans d’effort – les réunions qui viennent d’avoir lieu à Paris ne sont pas tellement encourageantes. Et tantôt je n’ai pu me retenir de crier à ces messieurs qu’ils avaient 90 ans, qu’ils raisonnaient comme des vieillards, et qu’ils se croyaient encore en 1938. » Même si les deux organisations demeurent distinctes juridiquement, leur jonction symbolique est donc aisément réalisée dans un premier temps[39].
Durant les premiers mois de 1941, la contribution symbolique du groupe Jeune France à l’Association est d’ailleurs d’importance, puisqu’elle porte sur les célébrations du 11 mai 1941 et commémore Jeanne d’Arc. Deux projets collectifs, destinés à un public de masse, sont conduits en zone libre et en zone occupée : le Portique pour une Fille de France, interprété en plein air à Lyon le 11 mai, associe notamment Yves Baudrier, Léo Preger et Olivier Messiaen ; Jeanne d’Arc, légende radiophonique en sept parties, commandée par le secrétariat à la jeunesse, est coordonnée et promue par André Jolivet qui compose la septième et dernière partie de l’œuvre, à partir de « La tentation dernière », un poème de Claude Vermorel. L’œuvre sera donnée en concert, à Chaillot, sous la direction de Charles Munch, en 1942.
Les mots d’ordre de l’Association, tels qu’énoncés dans la plaquette « Principes, direction, esprit »[40], semblent de plus s’accorder avec celles du groupe. L’insertion assumée dans la Révolution nationale n’empêche pas la revendication d’une liberté de s’administrer pour l’artiste. L’Etat doit créer les conditions d’un « climat désintéressé », permettant de différencier l’art, qui s’inscrit dans un temps long, de la propagande, qui s’inscrit dans le temps quotidien. L’Association affirme aussi simultanément une pluralité des vocations et une unité de principe. « Jeune France accueillera de préférence des tendances fortement marquées, même si elles s’opposent. Leur harmonie se fera sur un autre plan : plan de la qualité technique, de la sincérité humaine, de l’efficacité professionnelle, de la probité intellectuelle, de l’audace novatrice, de la continuité d’une haute tradition de culture française. »
Cependant, les contradictions internes de l’Association Jeune France sont éventuellement sources de divergence entre l’association et le groupe, contraignant parfois les compositeurs à des choix difficiles entre ces deux allégeances. Faut-il concevoir l’association comme un lieu de recherche artistique et une organisation de soutien à des individus créateurs ? Ou faut-il promouvoir Jeune France comme le lieu de revitalisation des musiques populaires, soit par le folklore, soit par un art de masse moderne ? Selon Véronique Chabrol, cette opposition est rendue plus vive encore par la division géographique de l’association en deux organisations, chacune avec des structures proches de celle du Secrétariat général à la Jeunesse, composées de services généraux et de propagande, de services administratifs et financiers, de bureaux d’études, etc.
Aussi, seule la question de la qualité des réalisations artistiques motive dans un premier temps la décision de Jolivet de relancer les concerts du groupe Jeune France en dehors de l’Association dès juillet 1941. Cependant, cette question renvoie de fait à celle de l’instance de décision au sein de l’association – le compositeur ou le gouvernement. La médiocre exécution de la suite radiophonique révèle la primauté des impératifs budgétaires et idéologiques de Vichy sur toute exigence artistique. De fait, l’Association est progressivement mise au pas par le gouvernement. Dès les mois d’août et septembre 1941, elle ne constitue plus une autorité culturelle indépendante du gouvernement. Mounier, qui l’avait conçue ainsi, est évincé. Pierre Schaeffer choisit de conserver la direction malgré les attaques de certains catholiques ou de l’Action Française, mais il doit quitter ce poste à la mi-janvier 1942, et l’association est dissoute le 10 juillet 1942.
2. Vichysme ?
Jeune France est-elle une association vichyste ? La question appelle une réponse nuancée. L’examen de ses comptes révèle qu’une bonne partie de son financement vient des subventions que lui verse le régime, principalement sur les fonds du Secrétariat général à la Jeunesse et du Commissariat général à la lutte contre le chômage, et accessoirement sur ceux du cabinet du maréchal Pétain. Par ailleurs, si l’on compare les ambitions de l’association aux objectifs que se fixe Vichy en matière – le terme est anachronique – de politique culturelle, la réponse est également positive. Alors que Vichy veut assurer le redressement moral de la jeunesse française, Jeune France assure, dans le domaine artistique, une mission comparable à celle que jouent les Compagnons de France en matière pré-professionnelle ou les Chantiers de Jeunesse en matière de loisirs. Alors que Vichy exalte la valeur « Travail » (« Travail-Famille-Patrie ») et se trouve confronté au chômage des jeunes (notamment à la suite de la démobilisation consécutive à l’armistice de juin 1940), Jeune France se donne pour mission de fournir du travail aux artistes au chômage. Alors que Vichy exalte les provinces et les régions, Jeune France ambitionne de décentraliser la culture, en dotant chaque région d’un centre culturel, en favorisant aussi les initiatives locales.
Une objection mérite cependant examen. Après tout, Vichy ne fait que reprendre des objectifs – encadrer la jeunesse, lutter contre le chômage – qui étaient déjà ceux des gouvernements précédents, et en particulier des gouvernements de Front Populaire. La volonté d’étendre le champ d’intervention de la puissance publique au domaine culturel et de populariser la culture savante, tout comme la prise de conscience de l’enjeu que représente la jeunesse, sont communes au Front Populaire et à Vichy. Le traditionalisme de Vichy en matière artistique, son intérêt pour le folklore, son apologie de l’artisanat, sa réflexion sur la décentralisation culturelle, sont en germe à la fin des années 1930. Dans d’autres domaines aussi, qu’il s’agisse de la politique sportive, de la politique économique, il existe des continuités profondes au-delà des ruptures politiques évidentes.
Ainsi, les objectifs de Jeune France ne sont vichystes qu’à condition d’ajouter que Vichy ne les a pas inventés. Ils sont dans l’air du temps depuis les années 1930 et perdureront après la guerre. Le paradoxe est que Jeune France réalise sous Vichy ce que le Front Populaire n’a pu réaliser. Cela explique aussi que tant d’hommes de culture qui ont soutenu le Front Populaire puissent participer à Jeune France (Association et Groupe), non pas parce qu’ils soutiennent Vichy mais parce que Vichy continue sur la lancée du Front Populaire. Que ce soit en matière de décentralisation, avec la création des « Maisons Jeune France » ; que ce soit en matière d’éducation à la culture, avec l’institution des « maîtrises » dont le rôle est de former en quelques mois des maîtres et des moniteurs d’art plastique, de musique et de théâtre, qui devront à leur tour initier les jeunes aux différents arts…
On règle souvent le problème en rappelant que Jeune France a cessé d’exister en mars 1942, avant le retour de Laval au pouvoir, avant son fameux discours du 22 juin 1942 dans lequel il déclara « je souhaite la victoire de l’Allemagne », avant le début des grandes rafles de Juifs à l’été 1942. Rappelons qu’avant le printemps 1942, collaborer avec le régime de Vichy n’est pas complètement anodin. Le premier statut des Juifs date du 3 octobre 1940 ; un deuxième statut, encore plus répressif, est promulgué en juin 1941. Quant à la collaboration d’Etat, engagée à Montoire en octobre 1940, elle est consolidée en mai 1941 par les « Protocoles de Paris » négociés par l’amiral Darlan. Cela ne règle pas pour autant la question de savoir ce que deviennent les membres de Jeune France après la dissolution de l’Association.
Jeune France n’est pas une association politique stricto sensu. Il n’en reste pas moins qu’elle participe à plusieurs événements initiés par le régime, qu’il s’agisse des « assemblées de jeunesse » organisées par le secrétaire à la jeunesse Georges Lamirand, ou des manifestations organisées à l’occasion des grandes fêtes auxquelles le régime accorde une attention particulière : la fête des mères, Noël, Pâques, ou la fête de Jeanne d’Arc. Ce dernier événement, mentionné plus haut, est intéressant car il révèle la complexité d’une époque où les projets peuvent revêtir des significations antagonistes.
On peut faire deux lectures de ce genre de réalisations. Jeanne d’Arc, on le sait, est une figure particulièrement ambiguë. Plutôt célébrée par la gauche au XIXe siècle, elle est entrée au panthéon de l’extrême droite dans l’entre-deux-guerres. Vantée par Barrès puis par les ligues des années 1930, elle est grosso modo pour Vichy ce que Marianne était pour la République. Célébrer Jeanne d’Arc, est-ce pour autant exalter le régime ? En un sens, la réponse est oui. Mais Jeanne d’Arc, c’est aussi la fille du peuple martyrisée par l’Eglise et oubliée par une monarchie ingrate. C’est, plus encore, la patriote qui se battit contre l’envahisseur. Reste à savoir quel envahisseur ? Celui de l’histoire, l’Anglais ? Célébrer Jeanne d’Arc revient alors à faire cause commune avec Vichy. A moins qu’il s’agisse de l’envahisseur éternel ? L’Anglais hier, l’Allemand aujourd’hui, ce qui reviendrait, dans les circonstances présentes, à se poser en contempteur de l’ordre nouveau.
Célébrer Jeanne d’Arc en 1941 peut signifier deux choses : soutenir le régime ou, au contraire, détourner une de ses icônes à des fins subversives. C’est peut-être aussi la marque d’une ambivalence, d’une indétermination, voire d’une certaine confusion. Cela pose en tout cas une question de fond : quand l’ambiguïté est elle juste en politique ? Jusqu’à quand pouvait-on croire agir ainsi pour l’intérêt national, et proposer la réalisation d’un idéal humaniste dans le cadre du régime de Vichy ? Jusqu’à quand pouvait-on travailler pour des associations ou des institutions contrôlées par le régime sans soi-même se compromettre ?
[1] Pascal ORY, La belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front Populaire (1935-1938), Paris, Plon, 1994.
[2] Mythe persistant qui ne correspond pas à ce que fut réellement l’émeute du 6 février. Cf. Serge BERSTEIN, Le 6 Février 1934, Paris, Gallimard-Julliard, 1975 ; Antoine PROST, Les Anciens Combattants et la société française (1914-1939), Paris, Presses de la FNSP, 1977.
[3] L’un des exemples les plus significatifs étant celui de Julien Benda.
[4] Cf. Jean-François SIRINELLI, Intellectuels et passions françaises, Paris, Fayard, 1990.
[5] Robert BRASILLACH, Notre avant-guerre, [1941], Paris, Le Livre de Poche, 1992, p.236.
[6] Cité par Pascal ORY, op.cit., p.291.
[7] Le texte est publié en septembre 1937 dans L’Art musical populaire.
[8] Sur l’engagement individuel d’André Jolivet ou Olivier Messiaen, voir :
- Lucie KAYAS, André Jolivet, Paris, Fayard, 2005, chapitre V (« Front Populaire et avant-guerre : engagement politique, discours esthétique et musique ») et VI (« La Guerre et l’Occupation : du primitif au populaire, exploration modale »), p. 225-362 ;
- Peter HILL and Nigel SIMEONE, Olivier Messiaen.
[9] Ainsi, je n’étudie pas la place du groupe dans l’activité de chacun des compositeurs : c’est un travail qui appartient à leurs biographes respectifs. En musique, le groupe n’a généralement de sens que par la médiation du discours, à moins d’un travail continu de composition collective. Ce qui distingue la programmation d’un concert du groupe Jeune France par rapport à tout autre concert, c’est le sens que ce titre ajoute à la notation et à l’exécution des œuvres musicales. Je cherche donc à préciser le sens que la formation du groupe a conféré à ces œuvres et qui pourrait peut-être orienter leur analyse. Il me semble que ce détour n’est pas abscons, dès lors que le point de départ est un titre inventé et accepté par les quatre compositeurs. Je n’ignore pas les difficultés théoriques qui résultent de cette démarche et qui sont, d’une part, la définition de ce qui est interne ou externe à l’écriture musicale, et d’autre part, la recherche de catégories d’analyse musicale pertinentes à partir d’un discours verbal. Il n’appartient bien sûr pas au cadre de ces journées d’études de résoudre ces problèmes.
[10] Yvonne TIENOT, Jean GRIBENSKI, « André Coeuroy », Grove Music Online ed. L. Macy (Accessed 23 September 2005),
[11] Le texte manifeste publié dans le programme de concert est cité par Pierre Gaucher, qui a eu accès aux archives privées, et désormais perdues, d’Yves Baudrier. Pierre GAUCHER, De la Spirale au groupe Jeune France (1935-1945) : Les tourments d’une avant-garde musicale, Thèse soutenue pour le doctorat en musicologie, Université François-Rabelais, Tours, 2001, volume 1, p. 81. La traduction en anglais est reproduite par Nigel SIMEONE dans son article : « La Spirale et La Jeune France : Group identities », Musical Times, Volume 143, Number 1880, Autumn 2002, p. 15 et note 29. Le concert présentait la première des Offrandes oubliées d’Olivier Messiaen aux Etats-Unis. Sur l’histoire du groupe Jeune France, voir aussi :
- Jane F. FULCHER, The Composer as Intellectual : Music and Ideology in France, 1914-1940, Oxford/New York, Oxford University Press, 2005, Chapter IV (“The Return to Spirit”), Part 2 (“The Search for ‘Oppositionality’”), p. 285-310.
- Peter HILL and Nigel SIMEONE, Olivier Messiaen
- Lucie Kayas, André Jolivet, Paris, Fayard, 2005, chapitre IV (« La Spirale et le groupe Jeune France : faire jouer et être joué »), p. 184-223.
Lucie Kayas propose un compte-rendu détaillé des activités de la Jeune France. Certaines valeurs communes sont mentionnées, telles l’humanisme, la philosophie spiritualiste, le lyrisme (p. 204-206 et p. 220) et la question d’une interprétation politique du groupe est évoquée (p. 206 et p. 218). Cependant, le groupe est décrit en termes principalement économique et utilitariste : du point de vue d’André Jolivet, il s’agirait d’un cadre dans lequel il trouve les moyens de développer sa pensée et sa carrière de compositeur. Mes conclusions, notamment quant à l’inscription de Jeune France dans le mouvement personnaliste ou non-conformisme, sont plus proches des positions de Jane Fulcher. Cependant, le point de départ théorique de son ouvrage (la sociologie de Pierre Bourdieu, et la conjonction des champs esthétique et politique en France, de l’Affaire Dreyfus à la Seconde Guerre mondiale) résulte en un référencement systématique de chaque style de composition à un sens politique immédiat. La construction d’une autonomie de la musique n’est pas considérée, et cette sémantique politique de la musique conduit à des paradoxes ou des tensions qui n’ont pas nécessairement lieu d’être. Ainsi, l’attachement du groupe Jeune France au concert n’a rien d’incohérent (p. 296) : le concert est le cadre matériel et social traditionnel de l’autonomie musicale ; et il est alors un des lieux possibles pour penser ce que les hommes ont en partage à l’écart de la bipolarisation droite/gauche.
[12] En 1937, 7 400 000 francs sont prélevés sur le budget de la Radio et alloué au budget de l’Education Nationale et des Beaux-Arts, sous le chapitre « Subventions aux théâtres et concerts symphoniques pour l’organisation de manifestations artistiques populaires radiodiffusées ». Les crédits inscrits sous ce chapitre sont de 500 000 francs en 1938 et 1939, et 275 000 francs en 1940. Myriam CHIMENES, « Le budget de la musique sous la IIIe République », la musique : du théorique au politique, Paris, Klincksieck, 1991, p. 297-298.
[13] Ainsi, André Coeuroy réserve son jugement technique et n’adresse dans son article que « l’esprit » de La Jeune France. Il précise : « Loin de Paris, je n’ai pu l’entendre que par radio, et la modulation de la Tour Eiffel n’est pas des plus favorables aux exégèses techniques. » André Coeuroy, « Manifeste et concert des ‘Jeune France’ », Beaux-Arts, 5 juin 1936.
[14] Lettre en date du 24 décembre 1936, adressée par le bureau des concerts Alfred Lyon à Monsieur Yves Baudrier (60 rue Pierre Charron à Paris), Archives André Jolivet : « Nous avons une bonne nouvelle à vous annoncer pour la fin de cette année : c’est le réception, enfin, de la subvention de la radio. Mieux vaut tard que jamais, et nous serons heureux de vous voir l’un de ces prochains jours afin de régler ce compte. » Malheureusement, le montant de la subvention n’est pas précisé.
[15] Dans une lettre adressée à Claude Arrieu, Olivier Messiaen se plaint de ne pas avoir les relations (mondaines) qui lui permettraient d’obtenir le soutien d’un mécène comme Mme de Polignac. Cette lettre porte un tampon de la poste en date du 21 juin. Elle a été traduite en anglais et publiée par Nigel SIMEONE, dans son article « Messiaen in the 1930s : Offrandes oubliées » In The Musical Times, Volume 141, No. 1873, Winter 2000, p. 35 :
« I’ve just left Désormière. Lamentable! He knows about us, values our work etc., but won’t do a thing without 50 000 francs ! He is very kind, but it’s expensive! He told me to write to M. Marie, administrator of the OSP [Orchestre Symphonique de Paris]. In the event of his conducting the OSP, it’s a relatively short evening – for just 20 000 francs!
We could try knocking on Mme de Polignac’s door, but that would be a matter of luck. I think all we can do is to abandon the idea.
Don’t blame me for this: it isn’t my fault and I spoke to him with all possible vigour. But money is the sinews of war… Well-known amateurs have money thrown at them and Les Six have profited from society connections which we’ve never had, and from special circumstances which no longer exist : Cubist painting, Picasso, Chirico, Dadaism etc.
Her is my view which I hope is a wise one:
It would mean nothing to be played alongside mediocrity and to compose pot-boilers [‘demi-oeuvres’] Since we are four genuine talents, let’s keep looking, collect our thoughts and write our masterpieces. Then it will be the sheer beauty of our ideas which gets us noticed; and if it doesn’t, at least we’ll have had the satisfaction of doing something important.
That’s it. I have seen Barraine who will, I think, be of the same opinion. My friendship with you is so important. If the opportunity arises again I ask no more than to be able to take matters in hand. You know in what esteem I hold my three fine comrades. But it would be vanity and folly to spend so much money on a kind of glory which would be dubious and transitory. (…) »
[16] Le montant du devis estimatif des frais d’organisation pour le concert du 3 juin 1936 s’élève à 6 418 francs, à quoi s’ajoute un reçu pour la somme de 8 200 francs, « solde des cachets » de l’orchestre symphonique de Paris.
[17] Myriam CHIMENES, Mécènes et musiciens : Du salon au concert à Paris sous la IIIe République, Paris, Fayard, 2004, p. 552 : « la lecture des noms des mécènes des Amis de la Jeune France permet de déceler le fonctionnement des réseaux. En l’occurrence, on ne peut manquer de remarquer que parmi les principaux mécènes qui soutiennent le groupe figurent plusieurs personnalités liées aux industriels raffineurs de sucre : Pierre Lebaudy, M. et Mme Edme Sommier, ainsi que la duchesse de La Rochefoucauld et Mme Marquet de Vasselot, dont les mères respectives sont nées Lebaudy. » Il serait utile de préciser cette étude – c’est-à-dire à la fois de l’étendre aux autres membres de l’association et de rechercher par quels relais les industriels raffineurs de sucre se sont passionnés pour La Jeune France.
[18] Anonyme, Le Jour (Paris, 28 mai 1938) : « L’Accueil aux Jeunes, qui est un des organismes de l’Association Art et Tourisme, dont le but est d’établir des rapports entre les jeunesses anglaise et française, et qui a déjà organisé en France différentes manifestations franco-britanniques importantes, donnera le jeudi 2 juin, à 9 heures du soir, au Centre Marcelin-Berthelot, un spectacle de danse avec les Ballets de la jeunesse (…). Les ouvertures et interludes ont été écrits spécialement pour ce spectacle par les musiciens du groupe « Jeune France ». Cette soirée étant une manifestation de propagande d’art jeune pour la jeunesse, sera réservée aux membres de l’Association et à tous les étudiants qui trouveront des places réservées pour eux à la salle jusqu’au 2 juin. »
[19] Pierre GAUCHER, De la Spirale au groupe Jeune France (1935-1945) : Les tourments d’une avant-garde musicale, Thèse soutenue pour le doctorat en musicologie, sous la direction de Guy Gosselin, Université François-Rabelais, Tours, volume 3, Annexe n° 20 : « Statuts des Amis de la Jeune France », p. 95-103.
[20] L’association est administrée par un Conseil de direction composé de 8 à 10 membres.
« Le premier Conseil de direction est composé de :
- – président : Monsieur Marcel Térisse
- – trésorier : Monsieur Robert Fontaine
- – secrétaire générale : Mademoiselle Geneviève Marquet de Vasselot
- – membres du Comité musical : MM. Yves Baudrier, André Jolivet, Daniel Lesur, Olivier Messiaen
- – secrétaire administratif : Monsieur Lucien Jouet »
[21] Le conseil de rédaction de La Nouvelle Saison comprend, en 1939, René Barjavel, Jean-Louis Barrault, Jean de Beer, Rainer Biemel, André Frank, Henry Houssaye, Sylvain Itkine, Claude Schnerb et Claude Vermorel. La revue paraît de novembre 1937 à juillet 1939. Le projet de la revue, publié pour la première fois en 1937, est reproduit régulièrement dans les numéros suivants, par exemple à la dernière page du numéro 5 (2e année) en janvier 1939 :
LA NOUVELLE SAISON
- S’efforce de regrouper les énergies diffuses dans une génération étranglée par de plus vieux qu’elle.
- D’affirmer, pour cette génération, son droit de dire et son droit de faire.
- D’imposer ce devoir de pureté et de sincérité, inséparable de toute création.
- De maintenir, contre toutes vedettes et besogneux de la plume, la liberté, sous sa forme la plus haute, du créateur, à l’abri de la lâcheté et de l’asservissement.
- De fausser enfin, par sa présence même, cette affirmation cruelle et trop vraie du comte de Keyserling : « La France est un pays où la jeunesse a toujours tort ».
[22] Yves BAUDRIER, « Discipline », La Nouvelle Saison, n°6, 2e année, avril 1939, p. 207. La métaphore de la cristallisation est usuellement appliquée au sentiment amoureux depuis Stendhal. Dans le contexte de l’article rédigé par Yves Baudrier, le terme résume avec exactitude les critiques adressées à la pensée musicale moderne. Il désigne, en chimie, le « phénomène par lequel les parties d’une substance qui était à l’état gazeux ou dissoute dans un liquide se rapprochent les unes des autres, en vertu de leurs propres attractions, pour former un corps solide d’une figure régulière et déterminée », selon le Dictionnaire de l’Académie française (8e édition, 1932-35). La « cristallisation de la pensée musicale » stigmatise ainsi l’écart entre le mouvement de la pensée créatrice et la rigidité de la pensée formaliste, dont la régularité manifeste précisément un conformisme inavoué.
[23] Ainsi, Daniel-Lesur assimile l’attachement à la « forme en soi » à l’application d’un « moule ». La confusion entre « dimensions » et « proportions » rapporte la grandeur musicale au calcul de l’extension à donner à une forme musicale. Daniel-Lesur, « Du fond et de la forme », La Revue musicale, septembre-novembre 1938, n° 186, p. 128.
[24] Yves BAUDRIER, « Discipline », La Nouvelle Saison, n° 6, 2e année, avril 1939, p. 211. Il ne s’agit donc pas d’une opposition générale contre la pensée rationnelle en musique, mais d’un refus de limiter a priori la composition à ce mode de pensée. Jolivet écrit ainsi dans « Genèse d’un renouveau musical » (conférence donnée à l’invitation de René Allendy le 14 janvier 1937 à la Sorbonne) : « Chez nous, le désir d’un renouveau spirituel est provoqué, en grande partie, par une réaction naturelle contre la science – je précise : la science appliquée et l’illusoire progrès qu’elle nous apporte, ce soit disant progrès matériel (avec lequel on veut trop souvent confondre la civilisation). » Cette phrase apparaît de nouveau pour définir les musiciens du groupe Jeune France dans « Plaid pour le Vif », article publié en juillet 1939 dans La Nouvelle Saison, n°7, p. 400 à 406, repris dans Écrits d’André Jolivet, Sampzon, 2007, Éditions Delatour-France, p. 84 sq.
[25] Yves BAUDRIER, « Discipline », La Nouvelle Saison, n° 6, 2e année, avril 1939, p. 208.
[26] André JOLIVET, « Plaid pour le Vif », op. cit.
[27] DANIEL-LESUR, La Revue musicale, « Du fond et de la forme », n°186, septembre-novembre 1938, p. 129.
[28] André JOLIVET, « Genèse d’un renouveau musical », III (conférence donnée à l’invitation de René Allendy, le 14 janvier 1937 à la Sorbonne), dans Écrits d’André Jolivet, Sampzon, 2007, Éditions Delatour-France, p. 57 sq.
[29] André JOLIVET, « Genèse d’un renouveau musical », III (conférence donnée à l’invitation de René Allendy, le 14 janvier 1937 à la Sorbonne), op. cit.
[30] Lors d’un échange avec Lucie Kayas et Jean-Claire Vançon sur le rapport de Jolivet à la musique de Schönberg, Alain Louvier rappelait avec justesse qu’il faut distinguer entre atonalisme et atonalité. Dire que Jolivet adhère à l’atonalité et critique l’atonalisme n’est pas faux. Il me semble cependant que l’effort de Jolivet est plus radical, comme exposé dans ce paragraphe. Il est peut-être aussi possible de lire sous cet angle son œuvre, à la recherche d’un art de la composition qui intégrerait les écritures tonales et atonales en une même œuvre, réunifiant ainsi un monde musical fragmenté, déchiré par ces choix, et restituant potentiellement à la musique sa qualité d’art de communion universelle.
[31] André Jolivet interroge le lien entre intuition et tradition, matière et pensée, ou encore acoustique et logique, principalement dans deux conférences et un article entre 1936 et 1939 : « Conférence Gil-Marchex », (20 février 1936) ; « Genèse d’un renouveau musical », « Plaid pour le Vif », La Nouvelle Saison, n°7, juillet 1939, textes repris dans Écrits d’André Jolivet, Sampzon, 2007, Éditions Delatour-France. Olivier Messiaen en appelle aussi à combiner le savoir de l’harmonie, du timbre, de la mélodie et du rythme avec l’expression primordiale de l’émotion : Olivier Messiaen, « La transmutation des Enthousiasmes », La Page musicale, 16 avril 1936, et « Le rythme chez Igor Strawinsky », La Revue Musicale, n°191, mai-juin 1939. Daniel-Lesur réfléchit de même sur le rapport entre technique et mouvement de l’âme : « Du Fond et de la Forme », La Revue musicale, n°186, septembre-novembre 1938. Enfin, Yves Baudrier théorise le rapport entre règles musicales et nécessités psychologiques dans « Musique : Discipline », La Nouvelle Saison, 2e année, n°6, avril 1939.
[32] « Le rythme chez Igor Strawinsky », La Revue Musicale, n°191, mai-juin 1939 : « Comme tous les génies novateurs, Strawinsky a vraiment inventé de toutes pièces son système rythmique. Il a eu, cependant, le sachant ou sans le savoir, des prédécesseurs : tout d’abord Rimsky-Korsakow, son maître, puis Debussy et Schoenberg, enfin Gârngadeva, grand rythmicien hindou du XIIIe siècle. »
[33] André Jolivet traite explicitement du sujet entre 1939 et 1941, alors que la guerre puis l’occupation renouvellent l’importance de cette inscription dans la tradition française : « Pour une tradition musicale française », Les Volontaires (n°8, juillet 1939 et n°9, août-septembre 1939) ; « Berlioz et les quatre Jeune France » (conférence donnée au Théâtre des Mathurins, 25 février 1941),textes repris dans Écrits d’André Jolivet, op. cit.
[34] Sur le thème du cosmos ou de la présence divine, voir notamment : André Jolivet, « Genèse d’un renouveau musical » et « Plaid pour le Vif », La Nouvelle Saison, n°7, juillet 1939, repris dans Écrits d’André Jolivet, op. cit. ; Daniel-Lesur, « Du Fond et de la Forme », La Revue musicale, n°186, septembre-novembre 1938 ; et Olivier Messiaen, « Autour d’une Parution », Le Monde musical, 30 avril 1939.
[35] Yves BAUDRIER, « Musique : Discipline », La Nouvelle Saison, n° 6, 2e année, avril 1939, p. 211 : « Il me paraît que la faillite d’une telle position de l’esprit est maintenant consommée et qu’en face d’un positivisme scientifique l’on puisse faire coexister un positivisme humain qui tentera d’isoler les nécessités spirituelles de la dictature de l’esprit scientifique. Ne voyons-nous pas poindre, pour nous en prouver l’actualité, les mots ‘personnalisme’, ‘révolution permanente’ (qui est révolution spirituelle), notions de révoltes contre ce que Chesterton appelait ‘mettre la tête au conformateur’. Nous devons tenter dans notre domaine restreint de réajuster au contraire le conformateur sur la tête. »
[36] Pierre LABORIE, « 1940-1944. Les Français du penser-double », dans Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération, Paris, Seuil, 2003, p.32.
[37] Sur l’histoire de l’association Jeune France, voir Véronique CHABROL, Jeune France. Une expérience de recherche et de décentralisation culturelle (novembre 1940-mars 1942), Thèse pour le Doctorat de IIIème Cycle présentée à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Paris, juin 1974 ; et Michel BERGES, Vichy contre Mounier : les non-conformistes face aux années 40, Paris, Economica, 1997.
[38] Archives Jean de Beer.
[39] Dans La Tribune de Genève du 16 janvier 1942, O. Wend rend compte en ces termes d’un concert du groupe Jeune France présenté par Pierre Wissmer : « c’est l’élément humain qui doit être au premier plan. Le stade expérimental est maintenant dépassé et la technique doit être un moyen et non un but pour arriver à l’émotion. Et c’est cela qui est la ligne directrice du groupe ‘Jeune France’ ; c’est l’origine d’un grand mouvement et d’un vaste élan de toute la jeunesse de France ».
[40] « Il semble qu’Emmanuel Mounier aida Schaeffer à la rédaction de cette plaquette dans la seconde quinzaine de juillet 1941. » (Michel BERGES, Vichy contre Mounier : les non-conformistes face aux années 40, Paris : Economica, 1997, p. 52)