Claudine Bensaïd et Anne Le Bozec ont noué un dialogue essentiellement consacré aux Trois Complaintes du soldat et aux Poèmes intimes, en relation avec le concert de mélodies figurant au programme du Festival.
Claudine Bensaïd (CB) et Anne Le Bozec (ALB)
Les trois complaintes du soldat (1940)
CB : Il était question, dans le programme, des mélodies du groupe Jeune France. Il y en a des dizaines et des dizaines et cela nous paraissait un peu superficiel de faire le tour des mélodies même par auteur. Par ailleurs, c’est l’anniversaire Jolivet, et enfin, il y a le concert de ce soir[1]. Nous avons donc pensé travailler plutôt le rapport entre le texte et la musique, sur les deux cycles chantés : les Trois complaintes du soldat et les Poèmes intimes.
ALB : Il faut prendre ce temps de discussion pour savoir ce que fait un compositeur qui choisit un poème pour le mettre en musique.
La rencontre entre un poème et ce qu’un compositeur va ressentir …
CB : Les Complaintes sont de 1940. Ce qui est intéressant, c’est que le texte est de Jolivet, ce qui n’est pas fréquent chez lui. Il y a d’autres mélodies qui sont écrites sur des textes de lui ; mais, alors qu’à peu près tout Messiaen est sur des textes de Messiaen, Jolivet a un grand éventail dans le choix de ses poètes.
ALB : Ce qui est intéressant, c’est que Jolivet va créer un cycle, selon la forme assez classique du cycle. Le cycle raconte l’évolution d’une histoire selon le parcours d’un personnage, en mettant bout à bout des informations descriptives d’un état ou d’une situation.
Dans les Complaintes, au sein de chacune des trois mélodies, il y a un parcours, un développement, il y a des étapes, comme dans un cycle.
Ainsi la première et la troisième sont comme un parcours en soi, parcours autobiographique.
CB : Il choisit le mot « complainte » et il le choisit avec un sens extrêmement précis. J’ai contrôlé la définition de « complainte » dans le Littré, et c’est exactement ce qu’il fait : « chanson populaire d’un ton plaintif dont le sujet est tragique ou pieux » ; là nous dirons : « est tragique et pieux ». Mais c’est bien une chanson populaire sur le ton plaintif et le plus évident.
Anne disait « autobiographique » ; complètement. Il est question du pont de Gien. On a fait allusion hier[2] au massacre du pont de Gien. Il y était. Il était sous-officier d’une batterie motorisée. Donc déjà il y a cette référence précise et en même temps, on va le voir tout de suite, selon ce que l’on a dit du Manifeste de Jeune France : le côté autobiographique va s’estomper avec une forme de pudeur que justement la chanson populaire permet, qui va faire que ces trois poèmes vont être universels. Ils vont être sa vie, la vie de ses compagnons et des quelques rescapés dont on parlait hier, et ils vont être aussi n’importe qui, qui essaie de surmonter une souffrance.
La première Complainte pour le soldat vaincu commence par une répétition dans le texte[3].
On remarque immédiatement dans le titre quelque chose qui dit une action ou une souffrance passée « vaincu », récente puisque c’est la Complainte du soldat. On parlera de ce vocabulaire de la guerre qui est si rare dans ce texte et le texte commence par « Me voici donc ». « Donc », c’est-à-dire une conséquence, quelque chose qui est la suite de quelque chose d’autre et qu’on retrouve de façon encore plus étonnante et originale dans la Complainte du pont de Gien. C’est un récit qui commence par « Et », c’est-à-dire qui renvoie à quelque chose qui s’est passé précédemment.
Le premier poème est anaphorique ; la répétition est lancinante : « Me voici donc…, me voici donc »… Ce présent qui est à la fois dans le temps et dans l’espace comme paralysant pour le soldat vaincu va être présenté avec des quantités de négations qui vont s’accumuler avec des variantes très légères et puis, peu à peu, la volonté d’en sortir.
ALB : On peut tout de suite remarquer une contradiction dans cette première complainte. En effet, le poème commence par une stagnation : « Me voici donc », « Me voici », avec cette notion obstinée : je me répète, je m’installe, c’est mon état actuel et c’est une impasse. C’est vraiment décrit comme un état négatif de non-retour.
La musique conduit en fait à insérer autre chose. Jolivet est en contradiction avec ce qu’il écrit sur le plan du poème puisqu’il donne une indication « Allant », c’est-à-dire avec la notion de marche. C’est le tempo d’une humeur en quelque sorte. Donc, on est sensé, en disant « Me voici donc ici sans plus rien », avoir envie d’avancer.
Il y a d’autres contradictions, dans tout le cycle : une note va être là de manière obsessionnelle, le fa. C’est la première note du cycle, et la dernière du cycle également. Ce fa, englue le soldat. Il l’englue dans quelque chose dont il arrivera à sortir et de ce fa initial, qui va être répété comme « Me voici donc…, me voici donc,… » vont sortir des espèces de soubresauts.
Ex. 1
Le chant arrive et essaie d’aller autre part avec une ligne, une espèce de mélopée qui va tourner autour de ce fa, mais qui ne va pas pouvoir faire autrement que d’y retomber.
Ex. 2
Et le fa est remartelé (voir Ex. 2).
« Me voici donc sans haine et muet » et on repart.
Finalement le même traitement musical est utilisé ; il y a cette ambivalence, cette contradiction, cette déchirure très clairement exprimée aussi entre l’indication « Allant » et l’indication « Assez pesant ». On est vraiment dans une dynamique très contradictoire, et, sorti de cette répétition « Me voici donc, me voici donc, …» en négativité, va intervenir, pour la première fois, la présence de l’autre.
CB : Juste avant, je voulais dire que comme le « Me voici donc » est martelé, « sans » est martelé de la même façon : « sans armes…, sans haine…, sans terre…, sans pensée…, sans eau… » Et en même temps, il y a quelque chose qui m’a fait sursauter dans cette série où presque chaque mot signifie ce que le précédent a déjà dit, on a « sans haine ». Il me semble que la haine n’est pas un manque, alors que tout le reste est manque. Tout le reste décrit le vide, et « sans haine » décrit quelque chose d’autre. Sans haine contre l’ennemi, sans haine par rapport à cet échec et qui ne semble pas marqué du tout dans la musique.
ALB : Non, et je crois que c’est justement un écueil pour l’interprète. Je pense que ce genre d’écriture qui est assez typique de Jolivet, avec un rythme iambique conduirait à choisir la violence pour l’interprétation (voir Ex. 2)
On pourrait aller tout de suite dans la caricature de la situation du soldat sorti de la guerre. Cela pourrait très vite dévier ; mais avec le « sans haine », on est obligé de se re-concentrer sur soi, sur l’état de l’homme dans sa déchirure. A ce moment là, on atteint effectivement ce qui est exprimé c’est-à-dire cette contradiction interne très forte entre je ne veux pas partir, je suis là, je ne bouge plus, je suis bloqué et puis,
Ex. 3
il faut tout de même continuer. Cela s’exprime pendant tout le début de la pièce. Et cette chose sans retour va être répétée, une deuxième fois, avec les mêmes notes « Me voici donc sans armes et nu » mais avec une nouvelle indication « chanté, plus affirmé qu’au début ».
CB : Le texte commence à bouger par l’intervention de « vous ». Ce n’est pas véritablement le « et » de tout à l’heure. Mais à « je », à « je » dans la solitude et dans le vide, arrivent les autres hommes, et on commence à sentir « l’humain ».
D’abord, « au milieu de vous » : c’est un texte adressé, ce qui veut dire qu’il y a un groupe qui écoute. Je suis « au milieu de vous » ; et pourtant après il y aura encore une négation : « pressés autour de mon corps sans pensée », c’est peut-être la négation la plus terrible, mais en même temps, le refrain va être adressé : « mes amis, je vous dirai ». On est encore dans la négation mais on n’est plus dans la solitude. C’est là qu’explose le « nous », « nous tous », qu’on va voir après.
ALB : Au retour de ce « chanté, plus affirmé qu’au début », de ce « Me voici donc sans armes», tel mon état actuel, on a une réaffirmation de cette déchirure initiale, mais traitée autrement (avec presque le même spectre sonore) ; avec des forces distribuées autrement. Autant ce fa était martelé au départ, autant « mes amis, je vous dirai » quasi parlando, on s’apprête à rechanter : à ce moment-là, on a la même figure mais, pour le « Me voici donc sans armes et nu », le fa va être très bref et va se diriger directement vers la partie supérieure.
Ex. 4
On est sur un fond sonore qui veut s’élever et qui va déboucher sur le même fa mais traité cette fois-ci comme la solution, c’est-à-dire plus comme la pesanteur (le sol)
Ex. 5
Avec le même matériau, on refait la vie autrement.
CB : C’est ce que le texte va dire.
Avec le « mais », qui marque l’opposition, le moment où la complainte tourne en quelque sorte avec une montée « mais si je suis resté en vie », constatation presque plate, puis l’intervention de Dieu qu’on va retrouver dans la troisième complainte : « mais si Dieu m’a gardé la vie », « gardé » ici a une valeur très forte, et enfin « c’est pour travailler et construire». C’est-à-dire que tout à coup le vide est rempli par le but, par l’intention et explose dans « nous tous ».
ALB : Une nouvelle contradiction. Au moment où la vie recommence à prendre ses droits, et que l’on peut avancer, l’indication que donne Jolivet sur le plan strictement musical est « solide » (Ex. 5 : lettre D).
Le soldat se sent solide. Il n’a plus ce sentiment de dispersion du début mais il se sent comme réuni en soi. Il s’adresse à Dieu : « Dieu m’a gardé la vie » et il s’adresse aux autres pour « faire ensemble la vie ».
Sur le plan du piano, cela se traduit par des intervalles très compacts comme Jolivet les aime (Ex. 5 : 2ème, 3ème et 4ème mesures de D), avec des choses qui vont un petit peu dans tous les sens, qui avancent un peu à tâtons, mais qui quand même vont quelque part. C’est une nouveauté.
CB : Le futur le marque : « Nous serons », « nous serons bâtisseurs, nous serons tous forts et riches »…
ALB : Le retournement de la situation est marqué par l’élément de base rythmique : l’iambe au départ assez instable s’inverse (voir Ex. 5 : deux premiers accords de D).
C’est une bascule très importante aussi sur le plan sensitif. Quand on le joue, on le chante, c’est une chose que l’on ne peut pas sous-estimer.
Et au moment où le soldat réaffirme « et si je suis sans armes et nu » qui est marqué « très affirmé », l’élément instable du début est réintroduit mais pour dire une dernière fois : les choses sont telles mais on peut les transformer.
On a cette alternance des données qui finalement sont complémentaires : j’ai confiance / je n’ai pas confiance.
Dans la partie conclusive de cette mélodie, il y a une petite lutte entre le piano et la voix ; alors qu’ils étaient ensemble sur « nous serons forts et riches » avec des noires pesantes et une écriture assez monolithique, ils ne le sont plus sur « savent tout do-o-o-nner » avec un do assez déchiré, avec des accents, des distorsions. Cela m’évoque un retour à une sauvagerie vitale initiale. Quelque chose de primaire qui fait qu’on vit et c’est un élément très important de l’écriture de Jolivet, ce retour à une force vitale première qu’on va avoir de manière significative à la fin avec :
Ex 6
une quinte, bien stable, dont on aura l’occasion de reparler.
CB : On en vient à la deuxième : Complainte de pont de Gien est une vraie chanson populaire, violemment autobiographique, mais l’autobiographie, encore plus qu’ailleurs, se noie dans l’universel.
ALB : La forme est celle d’une chanson populaire, d’une ritournelle, avec trois couplets. Quoi qu’il se passe dans chaque couplet, quel que soit l’état dans lequel on se trouve, la joie, l’espoir, la tristesse, on retrouve le même thème :
Ex. 7
On peut imaginer plusieurs instruments (bombardes, etc.), pour redonner à ce texte qui, des trois, est le plus privé – c’est l’histoire de la famille – la distance de la chanson qui fait que tout le monde peut se reconnaître derrière la pudeur du poète.
CB : Il y a un refus du lyrique alors que cela pourrait être complètement lyrique. C’est-à-dire, expression personnelle des sentiments ; elle est voilée au profit du style chanson populaire. Mais le texte dit tout.
La Complainte à Dieu est un dialogue entre Dieu et « moi » ; donc texte adressé – autrement évidemment que le premier – où nous ne sommes même pas témoins. Et c’est un texte qui va jouer, comme le premier, énormément sur les temps avec toute une série en particulier au début, de passés composés, temps que les Français adorent, car nous sommes seuls à avoir cette nuance : le passé composé est un temps du passé qui garde avec le présent une relation affective. Cette relation affective qui fait tout ce passé de larmes, de souffrances des autres et de soi n’est pas supprimée. Ce passé existe puisqu’il est rappelé dans ce présent ; peut-être pourtant pour aller vers un futur, on va le voir à un moment donné, vers un futur meilleur, difficile mais meilleur puisqu’il ne sera pas vide, car il y aura Dieu.
Je m’arrêterai là car je crois qu’Anne a beaucoup de choses à dire…
ALB : …encore que le texte soit primordial. La complainte se développe en longueur dans des états extrêmement contrastés. C’est une musique événementielle qui suit vraiment de près le texte.
La première indication pour « Mon Dieu, c’est plein des larmes et des souffrances que je suis venu m’arrêter ici » est : « Concentré, lent ». Là, le soldat éprouve le besoin de « s’arrêter ».
CB : Ici, « Me voici » est différent de celui du premier poème, c’est vraiment « je suis venu » m’arrêter, c’est-à-dire la volonté d’un temps d’arrêt qui n’oublie ni le passé ni l’avenir mais qui est le besoin de méditation.
ALB : On peut considérer cette adresse à Dieu comme un besoin. J’en suis là, qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Qu’est-ce que la vie m’a réservé ? Mais qu’est-ce que, vous, vous m’avez réservé aussi ? Il évoque la mort jusqu’à un paroxysme d’horreurs et de violence : « J’ai hurlé ces ordres de la Mort qui commande la Mort …», là où finalement l’ultime arrive. On ne peut aller plus loin. « Et vous m’avez accueilli dans vos bras de Nature ». Sur le plan musical, c’est le paradis.
D’abord, il plante l’espace, son espace personnel, l’espace de la vie. Voilà un traitement des plans sonores qui me rappelle Le Chant de Linos[4]. C’est aussi une complainte. Il y célèbre les pleureuses avec leurs cris, leurs hurlements de la cérémonie d’enterrement : c’est le thrène grec.
Dans de nombreux passages de ce Chant de Linos, on retrouve cette dimension en trois plans sonores avec une base ; trois plans sonores qui, sur le plan des nuances, peuvent être traités différemment, avec une base relativement présente : piano, sa résonance immédiate pianissimo et troisième plan qui suggère une autre mesure : pianississimo. Et on remet les trois plans insensiblement ensemble.
Ex. 8
Au milieu d’un environnement de piano, il y a quelque chose d’immuable, peut-être pas un temps humain, peut-être un autre temps avec toujours ces références à l’histoire, à d’autres histoires chez Jolivet, qui sont très présentes.
« Et je suis venu m’arrêter ici.. » qui est sur le plan du poème, une nouvelle couleur.
CB : Oui, on a déjà tous les « a » : larmes, souffrances. On aura « larmes, enfants », « larmes, mères ».
« Je suis venu ici » : on a presque l’impression que « ici » prépare le mot « cri » qui va être répété. Ce « i » dès l’instant où il est donné, va impliquer tous les i qui vont se succéder avec toute la violence de la fin, c’est-à-dire, avant la rupture : « j’ai crié les cris de la chair meurtrie ». On n’a pas besoin de Rimbaud pour se souvenir de ce que veut dire le « i » (i, pourpres, sang craché[5]).
ALB : Une petite parenthèse personnelle sur le mot « ici ». On pourrait dire « Là ». Dans pas mal de langues, il y a la même chose : en allemand « hier » et « da » et en anglais « here » et « there ». Il y a toujours cette émotion de la voyelle fermée. « Ici » avec le « i » intérieur qui est relativement délicat, qui fait résonner et qu’on ressent, en tant qu’auditeur, sur un plan très concentré.
Tout d’un coup, à la fin de cette phrase « Mon Dieu, je suis venu m’arrêter « ici » », il y a un changement de décor absolu et on quitte « ici »
Ex. 9
pour autre chose :
Ex. 10
C’est la bascule dans l’horreur, c’est l’heure du bilan. Avec l’utilisation très heurtée de basses précédées de petites notes, des triolets qui se succèdent jusqu’à la fin de tout ce passage « j’ai hurlé les ordres de la Mort ». On atteint le paroxysme avant (E).
Ex. 11
Là, reprend un mouvement lent, avec un environnement totalement différent, avec quelque chose de giratoire, une utilisation des triolets …jusqu’à un environnement de douceur.
Ex. 12
Pendant quelques mesures, le temps de revenir à Dieu – lettre F – « se sont épanchés pour moi comme votre cœur infini », c’est le retour du « i », à une douceur mais autrement…
CB : … totalement autrement.
Il y avait, juste avant, toute une série d’énumérations qui préparaient le mot « infini ». Les bras de Nature, cette eau, ces herbes, cette terre et ces arbres et les chants d’oiseaux et le ciel et ce soleil qui se concluent par le mot infini : il y a une espèce de panthéisme et malgré tout on retrouve le dieu chrétien ; avec les « i » de « cœur infini » et « sublimité divine des mystères », qui rappellent le mot « infini ».
ALB : Cette concentration est très profonde.
On quitte cette partie là avec ces triolets.
Ex. 13
La voix se tait parce qu’il y a contemplation, parce qu’il y a méditation.
CB : Parce qu’il y a aussi remontée des souvenirs avec « enfant malade ». Remontée du passé, remontée des souvenirs.
ALB : Et cette remontée, Jolivet la suggère en quittant doucement cet univers monastique et tout d’un coup, il prend l’initiative d’un autre environnement sonore :
Ex. 14
« Mon Dieu j’étais en vous comme un enfant malade… » Il y a là une longue session dans le medium, avec quelque chose d’immuable qui correspond un petit peu à l’inflexion de la voix parlée, quelque chose d’enveloppant pour n’importe quel instrument, avec une basse mi et puis, des taches, des touches de couleur.
Ex. 15
La voix épouse la ligne du piano très intensément et va mener à une autre dimension temporelle, …
CB : … qui va être l’entrée du futur et du mot « chemins »…
ALB : et l’évocation d’une fin donnée …
CB : … d’une fin donnée avec ce verbe qui nous fait un problème « Mon Dieu, lorsque vous aurez choisi le moment de m’abattre ». Anne dit que « abattre » c’est la rapidité et la brusquerie de la mort, moi j’ai envie de dire, c’est l’arbre : ce sont des arbres que l’on abat. Il y a ce rapport avec les arbres vus tout à l’heure. C’est-à-dire : je suis un élément de la nature et Dieu m’abattra comme tout ce qui est mortel.
ALB : Ce qui me faisait penser à la brièveté et la concision de ce texte, c’est la prière qu’il adresse « Faites qu’à cette heure-là, je sois dans une sérénité pareille à celle que je vous dois aujourd’hui », sous-entendu, au moment de la mort, tout le monde peut avoir peur, se sentir abandonné et « m’abattre » a cette dimension tragique. Dans son souhait de rester dans la sérénité, ne pas basculer dans le tragique, le soldat refuse la crainte.
Cela dit, le mot « abattre » est prosodié par Jolivet avec une certaine violence. On est dans un univers de triolets, de croches régulières.
Ex. 16
Sur « lorsque vous aurez choisi le moment de m’abattre », il y a un accent sur le e muet, une brève, quelque chose comme un sursaut. Après, on peut imaginer ce qu’on veut. Mais on ne peut pas ne pas le remarquer. Et puis finalement, c’est cela qui est très humain : dans la même phrase il y a cette dimension de peur, de sursaut, de frayeur, et après « je le sais… », je peux avoir confiance.
Ex. 17
La voix part d’une tessiture aigue et revient autour du medium de la voix parlée. Toute la fin retourne à cet environnement de triolets initial « je m’en remets à vous » ; la voix est prise en charge par un univers de mouvements giratoires. Cette descente
Ex. 18
est une première. Quelque chose descend et tout d’un coup, il se passe un événement presque lyrique, avant « A votre sourire, vos bras, votre cœur infini… »
Ex. 19
C’est vraiment un chant d’amour en deux temps, deux mesures. C’est très important.
Et : Retour des « i ».
CB : Retour des « i », et retour du même mot ; c’est-à-dire chaque fois qu’on entend des « i », soit on entend tragique, comme au début, soit on entend divin avec le mystère.
En conclusion, j’ai remarqué tardivement que dans ces trois poèmes qui sont Trois Complaintes du soldat, il y a en tout et pour tout trois mots qui suggèrent la guerre : c’est-à-dire qu’il y a le refus de la moindre description de la guerre. Il y a soldat deux fois, une fois dans le titre, et une fois « Et voici le soldat sur la route » ; il y a « sans armes » et je pense que « sans armes » est plus métaphorique qu’au sens propre ; et enfin, mitraille. Mitraille, le seul mot qui suggère vraiment une image de guerre, est dans la deuxième complainte ; sinon on sent très bien que ce texte est sur la souffrance humaine, bien sûr la souffrance de la guerre – c’est écrit en 40 tout de suite après la défaite – mais en même temps, essentiellement la souffrance humaine et ce qui peut permettre aux hommes entre eux, partageant cette souffrance avec l’aide de Dieu, de sortir de ce vide dont il parle tout au début.
Les Poèmes intimes (1944)
I – Amour – II – Je veux te voir
III – Nous baignons dans une eau tranquille
IV – Tu dors – V – Pour te parler
CB : Avec les Trois Complaintes du soldat, nous étions chez Jolivet mettant Jolivet en musique. Avec les Poèmes intimes, Jolivet va se confronter avec un texte, avec un poète étranger.
Louis Émié est un poète qui, maintenant, est complètement oublié, mais qui a eu en 1958, le grand prix littéraire de la ville de Bordeaux. Ce qui apparemment a eu un certain retentissement dans l’histoire poétique française puisque je l’ai trouvé dans « Poètes Français d’Aujourd’hui » publié par Seghers en 1959, l’année suivante. Il est nommé, il y a une petite biographie, quelques expressions critiques autour de sa poésie en général et un ou deux poèmes.
Ce que je sais d’Émié, en dehors de ces cinq poèmes, est qu’il est un poète absolument contemporain de Jolivet. Il a commencé par une poésie très libre et puis il a éprouvé, semble-t-il, le besoin de la contrainte de la poésie classique, et il est arrivé, essentiellement dans les poèmes de cette époque, à l’alexandrin (mais il n’y en a qu’un dans nos poèmes : c’est le dernier : « et ne plus avoir que la forme du tien »), et, à l’octosyllabe surtout, – sauf dans le IV, qui est un poème en prose – rimé ou pas rimé.
Jolivet découvre Émié par une revue qui donne Le premier amour. Il adore ce texte, écrit au poète pour avoir la permission d’en faire une mélodie et Émié lui envoie les autres textes, ce qui nous permet d’avoir ces Poèmes intimes.
Ce que j’ai ressenti très fort à la lecture de ces textes, ce sont des souvenirs d’Éluard, mais des souvenirs qui quelque fois sont presque de l’ordre de la citation.
Quelques vers : deux passages mis en musique par Poulenc, en 36/37 et un autre très proche des Poèmes intimes.
Dans Les yeux fertiles d’Éluard :
« Je n’ai envie que de t’aimer.
Un orage emplit la vallée,
Un poisson, la rivière,
Je t’ai faite à la taille de ma solitude,
Le monde entier pour se cacher,
Des jours, des nuits pour se comprendre,
Pour ne plus rien voir dans tes yeux
Que ce que je pense de toi
Et d’un monde à ton image,
Et des jours et des nuits réglés par tes paupières. »
L’autre mélodie de Poulenc qui a pour titre l’incipit du poème entier « Nous avons fait la nuit »
(Extrait du recueil « Facile »), je lis la fin :
« Et dans ma tête qui se met doucement d’accord avec la tienne avec la nuit
Je m’émerveille de l’inconnue que tu deviens
Une inconnue semblable à toi semblable à tout ce que j’aime
Qui est toujours nouveau. »
Dans Amour d’Émié, on pense à ces vers de l’Amour la Poésie :
Je te cherche par delà l’attente
Par delà moi-même
Et je ne sais plus tant je t’aime
Lequel de nous deux est absent ».
On va retrouver cela dans l’ensemble des poèmes. Ce que disait Anne tout à l’heure sur le cycle se vérifie ici : ce sont vraiment des moments du couple qui sont très nettement marqués par les pronoms personnels c’est-à-dire toi et moi.
Dans 1, 2, 4 et 5, c’est très bien équilibré, il y a la séparation. On peut toujours s’aimer mais il n’y a pas fusion, il y a reconnaissance de l’opacité de l’autre ; avec un « nous » minuscule tout à fait à la fin de « Je veux te voir » (2ème poésie) mais qui n’est pas la résolution de la fusion. Et puis la fusion qui éclate pour un bref instant mais un instant de total bonheur : « Nous baignons dans une eau tranquille » ; et cette fois, tout le poème est à la première personne du pluriel ; puis l’inquiétude revient, avec un texte complètement proustien, et dont certaines images sont prises directement dans Le Sommeil d’Albertine ; enfin le dernier : l’incapacité qu’a le langage d’exprimer l’indicible.
ALB : Entre Jolivet et Émié il y a eu contact, mais on ne peut pas vraiment parler de complicité, d’amitié. Il y a eu certainement une grande proximité, mais la vraie rencontre s’est faite au niveau abstrait de la création.
On peut mettre en parallèle l’intimité ressentie par Jolivet avec les poèmes d’Émié et la reconnaissance d’Éluard par Poulenc. D’ailleurs, dans la 2ème mélodie « Je veux te voir » qui est la plus intime des cinq, il y a de nombreux triolets, des triolets tournant, mouvement appassionato : c’est une indication vraiment très rare pour une mélodie française– passionné, passionnément, ou à « fond de train », comme Poulenc l’écrit souvent – Cet appassionato fait référence à un romantique allemand comme Schumann. On retrouve les composantes qui sont les mêmes chez ceux qui veulent décrire cet état de désir.
Ex. A
Quelque chose de frémissant, quelque chose qui se cherche, se balade, qui veut aller partout et qui, en fait, ne trouve pas son écho.
Comme chez Poulenc/Éluard, Schumann/ Eichendorff, la musique décrit ces prévisions du désir avant la nuit d’amour. Cela est relativement universel pour qu’on le retrouve ainsi.
Cela semblait intéressant comme rapprochement à faire.
Je pense que sur l’évolution de ce cycle et non plus la mélodie elle-même, prend appui sur le jeu. Dans le début du premier poème « Amour »,
Ex. B
qui est dans le grave, avec une mesure brisée à 8/4, traitée en 3/2/3, je pense qu’il y a quelque chose de ludique qui est assez présent, un balancement 2/3 qui bascule en 2 et ensuite revient en 3. Une séduction, intrinsèque dans ce poème avec des choses mouvantes qui ne s’arrêtent pas et tout d’un coup, un événement :
Ex. C
Je et tu sont séparés : ce n’est pas mal car on peut se désirer et on peut se chercher :
« Lorsque c’est toi qui me cherches, c’est moi qui te trouve aussitôt ».
C’est vraiment un moment tendre, un moment d’amour, qui se résout par une grande tristesse dans le 4ème poème « Tu dors ».
CB : Le 4ème poème est celui qui rappelle immanquablement le sommeil, la séparation ; donc qui rappelle Le Sommeil d’Albertine, c’est-à-dire Proust. C’est très étrange parce que, Albertine, pour le narrateur est un être de fuite, un être qui ment en permanence et le sommeil serait presque un moment d’apaisement ; alors qu’ici c’est le contraire : ce n’est pas un être de fuite « quand tu ne me caches rien » mais « ton sommeil me cache quelque chose ». Ce que j’ai remarqué c’est qu’il y a des images qui sont très proches l’une de l’autre : si je lis le texte d’Émié « ton corps devient une ligne qui s’allonge sans effort. C’est un bel arbre couché, endormi dans tout lui-même ». Et si je lis le texte de Proust « Je trouvais Albertine endormie et je ne la réveillais pas ». Le texte dit surtout le désir qui monte de la réveiller, et il ne la réveille pas. « Elle avait l’air d’une longue tige en fleur que l’on aurait disposé là….. Comme si, en dormant elle était devenue une plante. Présente, je lui parlais mais étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres » – l’image est exactement la même – « elle s’était réfugiée, enclose, résumée dans son corps ». Et ici, c’est « endormie dans tout lui-même ». Il y a, bien sûr avec un autre éclairage, ce sentiment du danger. Proust, va plus loin, parle de danger mais il parle aussi de désastre : « Instant doux où s’accumule pourtant la possibilité insoupçonnée du désastre ».
Émié s’éloigne particulièrement de Proust avec un être aimé qui est respecté et qui se donne peut-être plus complètement qu’Albertine.
ALB : Il y a tout de même une confiance plus grande.
CB : Oui, une confiance qu’il ne peut pas y avoir dans l’amour chez Proust.
ALB : Ce qu’exprime le 4ème poème, c’est la reconnaissance de sa douleur à lui personnelle, ne concernant que lui, mais pas elle et au moment où on sent son désir de la réveiller, « je voudrais dormir en toi », (sous-entendu pour que nous soyons « nous »), « je voudrais dormir en toi pour être plus près encore de tout ce que tu me caches », Jolivet met en place un élément assez agité au sein d’un tempo très calme.
Ex. D
Il y a alors une indication intéressante « n’augmenter que peu mais de plus en plus intense ». En l’espace d’une ligne, il y a une accumulation de notes (Ex. D, 2ème ligne).
On a furieusement envie de faire un beau crescendo pour arriver à « je veux ».
Je veux t’avoir avec moi, je veux être entre tes bras, mais « n’augmenter que peu » et « de plus en plus intense » signifie pour moi le désir arrêté par le respect. On arrive à avoir cette condensation de sentiments qui la laisse libre. Je trouve cela assez remarquable (voir Ex. D, 2ème et 3ème lignes).
« Quand tu ne me caches rien », il reconnaît, lui, son intégrité à elle et sa souffrance, avec retour du thème initial. A noter que ce poème qui est traité de manière assez riche harmoniquement, se termine avec des accords qui sont à nouveau des quintes. Pour moi, c’est le glas : le deuil est consommé en quelque sorte : « tu dors et je te regarde… »
Ex. E
CB : Je signale également qu’il y a une Dormante de Claude Roy mis en musique par Daniel-Lesur : « Toi ma dormeuse mon ombreuse ma rêveuse… ». C’est vraiment un thème que l’on retrouve dans toute cette période de la poésie.
ALB : Un mot au sujet du dernier poème, car on pourrait croire que tout a été dit, ce qui est presque le cas.
« Pour te parler et pour te dire les mots que je voudrais te dire, je ne trouve que le silence ou des gestes inachevés », donc l’impuissance de la parole, l’impuissance de la communication pour dire ce qu’il y a de plus intime et de plus important, ce que Jolivet va enrichir par ce qui est une trouvaille de son cru profondément émouvante.
Ex. F
et « je ne trouve que le silence et des gestes inachevés »…
Ex. G
Jolivet invente la vocalise « a », voyelle la plus épanouie sur tout le registre,
Ex. H
avec une vraie dimension lyrique qui dit beaucoup de choses, tout l’amour qu’il lui porte et qu’il ne peut exprimer par des mots.
CB : Ce qui est plus fort que la parole, le geste.
ALB : Après ce « a » inventé par Jolivet, il y a retour au texte d’Émié : « je t’aime ».
Cela peut sembler faible mais trouvé et parce j’ai été convaincue. Pour moi, il y a reddition, par ce que mon partenaire chanteur a que cela exprime une très grande fragilité et que la vie continue. Il n’y a pas de plénitude mais on peut la chercher et la trouver. A ce moment là, cette fragilité prend la place qu’elle doit prendre.
CB : Avec un alexandrin final qui donne une grandeur au texte mais en même temps une tristesse plus grande : « et ne plus avoir que la forme du tien ».
Comment est traité l’alexandrin ?
ALB : L’alexandrin est traité en quatre mesures à trois temps, avec une simplicité confondante. Car la musique colle à la prosodie ; « ne plus avoir que la forme du tien », c’est un traitement d’accompagnement de la partie vocale avec des accents forts, des accents faibles, en ralentissant, avec un piano qui va simplement concourir au texte
Ex. I
Et une dernière répétition « que la forme ».
Catherine Massip : On ne peut plus rien dire après l’accord final.
Devy Erlih : enfin une analyse qui était une analyse sensible de musicien et de poète.
Merci
[1] Concert du 26 juillet 2005 (Festival Messiaen de La Meije). Au programme : Les Poèmes intimes et les Trois complaintes du soldat par Marc Mauillon et Anne Le Bozec.
[2] cf intervention Thomas Wieder et Damien Mahiet.
[3] texte distribué au public.
[4] Le Chant de Linos, œuvre pour flûte et piano de Jolivet (1944).
[5] Rimbaud, Les Voyelles.