(réalisation : René Clément, musique : Yves Baudrier, 1946)
Festival Messiaen – La Grave – 24 juillet 2005
Un film événement
La première projection de La Bataille du rail a lieu le 11 janvier 1946. C’est un véritable événement : elle est accompagnée d’un gala, à Chaillot, présidé par le général de Gaulle, alors chef du gouvernement provisoire de la République française (pour peu de temps encore, puisqu’il démissionnera le 20 janvier).
Dès la sortie de La Bataille du rail, le public afflue. Au point que le film, qui ne devait être projeté qu’au cinéma de l’Empire, est donné dans d’autres salles parisiennes, notamment au Rex.
En province aussi, la sortie du film est un événement. Une exposition itinérante, organisée par « Résistance Fer », tourne dans de nombreuses villes. Y sont évoquées l’histoire du réseau et celle du tournage. Chaque fois, un gala est donné au profit des familles des victimes, en présence des personnalités locales.
La Bataille du rail est un des plus gros succès commercial de l’année 1946, une année où les films sur la Seconde Guerre mondiale sont nombreux[1] et où ils battent des records au box-office. Mais, de tous, c’est celui qui reste le plus ancré dans les mémoires, tant en raison de ses qualités esthétiques saluées par les critiques et reconnues par les professionnels (le film obtient le prix spécial du jury et le grand prix international de la mise en scène au Festival de Cannes) que de son intérêt historique.
Un film hybride à la généalogie complexe
A voir La Bataille du rail, on ne peut qu’être frappé par le caractère hybride du film, articulé autour de deux parties dont chacune pourrait presque être un film en soi.
La première partie s’apparente à un documentaire qui montre les différentes astuces employées par les cheminots résistants pour faire franchir la ligne de démarcation aux hommes et au courrier, et pour gripper le dispositif allemand en infligeant du retard aux trains ou en les sabotant. L’ancrage temporel est indéterminé, c’est l’Occupation en général.
La deuxième partie est plus précisément inscrite dans le temps : c’est le printemps 1944, la période de la Libération. Tout en restant fidèle au projet documentaire d’authenticité, René Clément s’inspire plus volontiers des codes narratifs et esthétiques de la fiction. Cette partie est construite autour d’un épisode précis : le destin du convoi dit Apfelkern.
Pourquoi cette construction en deux parties ? Pour en saisir le sens, il n’est pas inutile de revenir sur la genèse du film [2].
En octobre 1944, la cellule cinématographique de la Commission militaire du Conseil national de la Résistance (CNR) propose à la Coopérative générale du cinéma français [3] de faire un court-métrage documentaire sur la résistance des cheminots. Le nom de René Clément est proposé. Pourquoi lui ? Son nom est suggéré par Henri Alekan, un des adjoints de la cellule cinématographique. Les deux hommes se connaissent pour avoir travaillé ensemble sur un court-métrage que Clément avait réalisé sous l’Occupation, Ceux du rail. Ce court-métrage avait été réalisé pour le compte du Centre artistique et technique des jeunes du cinéma, créé sous Vichy par le secrétariat à l’Education nationale et à la Jeunesse. Avant La Bataille du rail – son premier long-métrage – Clément avait tourné au total une quinzaine de courts-métrages. S’il fut choisi pour La Bataille du rail, c’est parce qu’il avait acquis une petite légitimité de cinéaste connaisseur du monde ferroviaire. Ce n’est pas, en tous cas, pour des raisons politiques, puisque Clément n’avait pas fait de Résistance [4].
Pour constituer le scénario, Clément fait un véritable tour de France, en compagnie de Colette Audry, future dialoguiste du film. A eux deux ils recueillent les témoignages des anciens acteurs de la résistance ferroviaire, compulsant tracts et journaux clandestins.
En mai 1945, donc environ six mois après la mise en route du projet, un premier montage est montré aux différentes parties intéressées (entre temps, la SNCF qui, de son côté, songeait également à faire un film sur le même sujet, s’est associée au projet). Celles-ci sont tellement séduites qu’elles remettent de l’argent sur le tapis pour que Clément transforme le court-métrage en long-métrage.
Le film, dans sa version finale, reflète donc grosso modo ces deux étapes, qui – et c’est là que cela devient particulièrement intéressant – correspondent également à deux projets quelque peu différents sur le plan idéologique : Dans la première partie, l’accent est mis sur la résistance des cheminots, c’est-à-dire, au sein de la SNCF, sur les prolétaires. Dans la deuxième partie, on ne nous montre plus seulement des cheminots mais aussi, détail significatif, un ingénieur en chef. L’idée est que c’est toute la SNCF qui a participé à la lutte contre l’Occupant, toute la famille du rail. Or, après que la décision eut été prise de transformer le court-métrage initial en long-métrage, il se trouve que le poids relatif des différents commanditaires du film a évolué, la SNCF devenant désormais le principal contributeur et, on le sait, intervenant directement dans le scénario, veillant à ce que ce soit toute l’entreprise, tout son personnel qui soit présenté comme résistant.
Cette implication accrue de la SNCF a deux autres conséquences : a) dans le texte défilant au début du film, il est fait mention des chemins de fer en général, alors que dans le projet initial il était question des « cheminots » ; b) le titre du film a changé, lui aussi de façon significative, passant de Résistance-Fer [5] à La Bataille du rail.
Un film daté ?
En dépit de son intérêt documentaire indéniable, La Bataille du rail nous en apprend peut-être moins sur la Résistance des cheminots en tant que telle que sur la façon dont la mémoire de la Résistance s’est construite et a été représentée au lendemain de la Libération. Par sa structure et son contenu, le film joue sur deux registres : un registre communiste qui met l’accent sur le sacrifice de la classe ouvrière (le « parti des 75 000 fusillés »), et un registre non communiste, qui met l’accent sur le caractère interclassiste de la Résistance. Les deux discours ne se confondent pas mais ils ne s’excluent pas pour autant : s’ils peuvent cohabiter dans le film, c’est parce que le film est tourné en 1945, dans un climat politique qui n’est pas encore celui de la guerre froide. C’est l’époque où Maurice Thorez et Charles de Gaulle sont au gouvernement … Un an, deux ans plus tard, ce film aurait été plus difficile à faire.
Avec le recul La Bataille du rail apparaît à la fois comme un symptôme et un vecteur de ce qu’on a appelé par la suite le « mythe résistancialiste » d’une France tout entière résistante, mythe qui a perduré jusqu’au tournant des années 1960-70[6]. Le film a surtout contribué à forger le mythe du monde cheminot tout entier résistant[7]. A l’époque, très minoritaires sont les critiques qui osent remettre en question ce qui tend à devenir une image d’Epinal : « La densité des résistants proposée par le scénario semble avoir été déterminée par un optimiste » (Jean Fayard, Paris-Matin, 16 octobre 46) ; « Une atmosphère lénifiante d’entente entre les hommes » (Jean Pouillon, Les temps modernes, 1er mai 46).
Aujourd’hui, le message véhiculé par La Bataille du rail est daté. A plusieurs égards, il ne correspond plus à l’image que l’on a de l’époque : a) Parce que, depuis les années 1970 – avec notamment l’impact du film de Marcel Ophuls Le Chagrin et la pitié (1969) et, sur le plan de l’histoire savante, avec le livre de Robert Paxton La France de Vichy (trad. française 1973), on ne croit plus au mythe d’une France tout entière résistante, alors qu’on insiste sur les compromissions et les lâchetés dont les Français auraient été coupables. b) Parce que le discours sur la Résistance a évolué : quand on en parle, c’est de plus en plus en des termes ambigus, pas seulement sur le mode de l’héroïsme : pensons à la scène de torture de L’armée des ombres (Jean-Pierre Melville, 1969), au personnage trouble de Lacombe Lucien (Louis Malle, 1974), au comique iconoclaste de Papy fait de la résistance (Jean-Marie Poiré, 1982). c) Parce que, depuis les années 1980, on parle de plus en plus de la Shoah. Or qui dit Shoah dit convois de déportés. Que voit-on par exemple sur l’affiche du film de Claude Lanzmann, Shoah (1985) ? Un cheminot polonais qui était chargé d’acheminer les convois à Treblinka. C’est un fait que depuis une quinzaine d’années, les historiens commencent à s’intéresser au rôle qu’a joué la SNCF dans la déportation [8]. Aujourd’hui, quand on pense « train » pendant l’Occupation, on pense plus « wagon blindé » que « sabotage » ou « Résistance ».
En conclusion, plutôt que de dénigrer la valeur historique du film sous prétexte qu’il déforme, qu’il occulte, qu’il ne dit pas tout ou qu’il dit mal, il est plus intéressant de prendre le film pour ce qu’il est et pour ce qu’il nous dit de la façon dont, en 1946, on percevait la Résistance. De ce point de vue, la Bataille du rail est un film tout à fait dans l’air du temps de l’époque : parce qu’il donne l’image d’une France tout entière résistante alors qu’on tend aujourd’hui à mettre l’accent sur la collaboration ; parce qu’il met l’accent sur les héros – les résistants – alors qu’on parle plus volontiers, aujourd’hui, de ceux qui, dans les trains, étaient conduits à la mort.
[1] De 1944 à 1946 sortent vingt-deux films consacrés à la Seconde Guerre mondiale, dont quatorze évoquent plus spécifiquement la Résistance. C’est presque autant, en seulement deux ans, que de 1947 à 1958 (IVe République). Voir Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p.260 sq.
[2] Voir Sylvie Lindeperg, Les écrans de l’ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944- 1969), Paris, CNRS Editions, 1997, 446 p. On se reportera également à Jean-Pierre Bertin-Maghit, « La Bataille du rail : de l’authenticité à la chanson de geste », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XXXIII, avril-juin 1986, p.280-300.
[3] Née fin octobre 1944, patronnée par le Comité de libération du cinéma français (constitué par la fusion du Réseau des syndicats dirigé par le réalisateur communiste Jean-Paul Le Channois) et de la section cinéma du Front national.
[4] Notons que Clément, après La Bataille du rail, deviendra un des réalisateurs les plus prolixes sur la période de la Seconde Guerre mondiale : citons Le père tranquille (1946), Les maudits (1946), Jeux interdits (1951), Le jour et l’heure (1962), Paris brûle-t-il ? (1965). Pour René Clément, Yves Baudrier composera la musique des Maudits ainsi que celle du Château de verre (1949).
[5] Le nom du principal réseau de la Résistance des chemins de fer, héritier du NAP-Fer (Noyautage des administrations publiques, dépendant de Combat), dirigé par Louis Armand à partir de janvier 1944. Armand sera directeur général adjoint de la SNCF en 1946, directeur général en 1949, et président du Conseil d’administration en 1955. Sur la Résistance des cheminots, voir Christian Chevandier, « La résistance des cheminots : le primat de la fonctionnalité plus qu’une réelle spécificité », in Antoine Prost (dir.), La Résistance. Une histoire sociale, L’Atelier, 1997, p.147-158.
[6] Voir Henry Rousso, op.cit.
[7] Rappelons que la SNCF a reçu la Légion d’honneur 1949, ainsi que de la Croix de guerre avec Palme. Sur ce point on se reportera à Serge Wolikow, « La Bataille du rail : la création d’une image collective de la résistance des cheminots », L’Avant-scène Cinéma, n° 442, mai 1995, pp. 74-77.
[8] Voir Christian Bachelier, La SNCF sous l’Occupation allemande, 1940-1944, Rapport documentaire, Paris, IHTP-CNRS, 4 volumes, 1534 p. Voir également Une entreprise publique dans la guerre, la SNCF (1939-1945), actes du colloque organisé par l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France (AHCIF), Paris, PUF, 2001, 424 p.