La Musique à l’Expo de 1937 : les sortilèges de la technologie musicale, ou la Science de l’Enchantement
Le «grand sujet» du huitième Festival Messiaen étant « La Musique des années 30 », ma conférence porte sur la question de la musique et de ce qu’on peut appeler les « grands spectacles musicaux » montés lors de la fameuse Exposition des Arts et Techniques appliqués à la vie moderne de 1937.
Pour donner une idée du rôle primordial qu’a joué la musique lors des grandes manifestations culturelles de cette exposition, présentées « en nocturne » – désignées Fêtes de la Lumière – organisées autour de, et même sur la Seine, j’évoquerai plus particulièrement les œuvres composées à cette occasion, par des musiciens de tendances esthétiques très variées.
Pour cela, partant d’(i) une lecture de quelques points de vue de la presse musicale publiés avant l’ouverture de l’Exposition, (ii) un coup d’œil sera jeté sur une œuvre presque inconnue de Francis Poulenc, puis, (iii) il s’agira de la grande conception spatiale et sonore de l’architecte Eugène Beaudouin pour les Fêtes de la lumière ainsi que des œuvres composées pour accompagner ces événements, et (iv) pour terminer, seront évoquées les mémoires personnelles d’Olivier Messiaen, Maurice Martenot, et Eugène Beaudouin, tous trois proches de ces fêtes, y ayant contribué de façon significative.
Dès avant l’ouverture de l’Exposition, divers points de vue sont exprimés dans la presse spécialisée.
D’abord, un article écrit par Robert Bernard, rédacteur en chef de la Revue musicale et publié dans le numéro consacré à La Musique dans l’exposition de 1937 :
Nous avons attendu, pour faire paraître ce numéro, retardé, d’autre part, par le Festival de la SIMC [Société Internationale de Musique Contemporaine], organisé par nous au milieu des pires difficultés, que l’aménagement des pavillons soit plus avancé et que nos envoyés nous apportent ces plans, ces schémas qui devaient permettre aux amateurs de choses musicales de se guider à travers les stands et de trouver les innombrables curiosités éparses susceptibles de les intéresser … C’est avec une véritable consternation que nous avons dû nous rendre à l’évidence : tous les peuples ont estimé que la musique n’entre pour rien dans leur prospérité industrielle et morale et les découvertes sur le plan sonore n’ont retenu l’attention de personne … On trouvera en outre le programme des Fêtes de la lumière … [1]
Pourquoi cette attitude si négative et même, peut-on dire, presque orageuse de Robert Bernard ? Le Festival de la Société Internationale de Musique Contemporaine avait eu lieu pendant juin – tous les programmes ont eu pour légende la mention « S.I.M.C. – Exposition Internationale 1937 », et c’était précisément Robert Bernard et son équipe de La Revue musicale qui avaient organisé la plupart des événements pour ce Festival. Il s’était donc agi d’une manifestation internationale bien plus propre à représenter avec éclat et démontrer l’envergure de la musique moderne, que les petites expositions musicales aménagées dans les pavillons nationaux.
Vers la fin de son article, Robert Bernard parle pendant une seule ligne – six mots, exactement – de la musique conçue exprès pour l’Exposition de 37, c’est à dire des œuvres écrites pour les grandioses Fêtes de la lumière, qui ont eu lieu « en nocturne », de juin à novembre 1937, chaque jour à 22 heures. Et il reste silencieux aussi au sujet des instruments nouveaux de Maurice Martenot et d’autres, qui ont été, on peut le dire, un véritable choc pour le public pendant toute l’exposition. Mais ailleurs dans la presse musicale, on trouve des opinions beaucoup plus ouvertes que celles de Robert Bernard.
Ainsi, le numéro spécial consacré à l’Exposition 37 publié par Le Guide du Concert et Le Guide musical mérite notre pleine attention. En effet, ce petit fascicule nous fournit une précieuse documentation sur toute la gamme des manifestations culturelles et surtout musicales de l’exposition proprement dite. Mais il y a plus. Il nous donne aussi une documentation sur les autres grands concerts et galas donnés en marge de l’Exposition, soit au Théâtre des Champs-Élysées (ballets, concerts, galas), soit à l’Opéra-Comique. Très peu de choses musicales significatives dans les pavillons nationaux, nous dit Bernard. Mais en revanche, dans les salles de concert, les théâtres et les pavillons techniques, ce fut tout au long de l’été et même au-delà, une longue saison d’événements musicaux et d’autres manifestations de toutes sortes, parmi lesquelles, des manifestations avec accompagnement musical également, mais de caractère parfois très différent les unes des autres.
Publicité pour l’exposition de 1937
Avant de nous attarder sur les grandes Fêtes de la lumière et d’y réfléchir plus à fond, je vous propose un court détour pour examiner l’histoire curieuse d’une petite œuvre aujourd’hui quasiment inconnue, mais toujours caractéristique (me semble-t-il), de Francis Poulenc. Il s’agit d’une composition qu’on dirait volontiers une « œuvre de circonstance », pour les raisons qui viennent. Je cite Henri Hell :
Pour l’Exposition universelle de 1937, Francis Poulenc écrit Deux Marches et un intermède : accompagnement en musique du souper donné à la Maison de la Chimie, le 24 juin, par le duc François d’Harcourt, en l’honneur de l’écrivain Harold Nicolson et de plusieurs intellectuels anglais. La Marche d’entrée ainsi que la musique du sorbet au citron et celle du café avaient été demandées à Georges Auric. Les convives dégustaient l’ananas des îles au son de la Marche 1889 de Poulenc, les fromages en écoutant l’Intermède champêtre du même Poulenc, dont la Marche 1937 clôturait le souper … une musique idéale pour un court ballet. Petits riens, mais vraie musique, où notre musicien excelle.[2]
Voici pour Henri Hell ; mais en fait, la pensée de Poulenc lui-même était, au fond, très différente. En effet, Hell reste silencieux sur le destin final de cette musique, destin qui fut, comme on peut le constater facilement, imprévisible et surprenant, puisque Poulenc a cru bon d’utiliser la Marche 1937, vingt ans plus tard, dans un contexte tout à fait inattendu : au début de la scène finale des Dialogues des Carmélites. Scène très émouvante et surtout on ne peut plus sérieuse, dans laquelle les sœurs chantent le Salve Regina pendant que la guillotine tombe fatalement sur la tête de chacune d’elles, au fur et à mesure, d’une façon implacable.
Intermède champêtre – Francis Poulenc
Les compositeurs auxquels commande a été passée pour les Fêtes de la lumière appartenaient, comme je l’ai esquissé au début, à des tendances esthétiques et musicales extrêmement diverses (voir liste des compositeurs). Mais on note aussi des liens, voire des affinités entre certains, par exemple : deux élèves de Paul Dukas (Messiaen et Barraine), deux membres du Groupe des Six (Honegger, Milhaud), deux membres du Groupe du Triton (Barraud, Rivier), trois élèves de Ravel (Schmitt, Aubert, Koechlin), et même, deux membres de l’ancien groupement amical « Les Apaches » (Schmitt et Inghelbrecht). Le seul membre du groupe « Jeune France » était Messiaen ; il y a ici une question intéressante à cerner concernant l’orientation esthétique du Groupe et de son positionnement vis-à-vis des œuvres commandées pour l’Exposition qui sont plutôt destinées à être des musiques d’accompagnement. Il s’agit en effet de commandes pour une sorte de musique de scène – ou, mieux, de (la) Seine (!) – destinée à servir seulement d’accompagnement à autre chose, c’est à dire, aux grands spectacles, mais aussi musique destinée de toute évidence à un public très vaste, très nombreux. Et si l’on se réfère au fameux manifeste de la Jeune France, on peut lire :
Les conditions de la vie devenant de plus en plus dures, mécaniques et impersonnelles, la Musique se doit d’apporter sans répit à ceux qui l’aiment sa violence spirituelle et ses réactions généreuses … Les tendances de ce groupement seront diverses : elles s’uniront pour susciter et propager une musique vivante dans un même élan de sincérité, de générosité, de conscience artistique.
A la lecture du programme du premier concert « Jeune France », donné en 1936 (programme du premier concert, on peut établir des liens entre la musique et la technologie – par la présence des ondes Martenot dans la Danse incantatoire d’André Jolivet. Pour les quatre compositeurs du Groupe, il n’existait aucune contradiction entre la musique dite « humaine » – musique « de sincérité, de générosité » – et les innovations technologiques. Surtout en ce qui concerne le développement d’instruments radioélectriques. Ici réside une question intéressante parce que paraissant contradictoire : ce sont les mêmes « conditions de la vie devenant de plus en plus … mécaniques » qui ont permis et facilité cette réconciliation musique–technologie ? Et c’était vraiment dans ce même esprit que l’Exposition avait eu l’idée de célébrer et de présenter « en grand format » au grand public les « arts et … techniques » – tous les deux – « appliqués à la vie moderne ».
Je reviendrai plus loin sur l’œuvre extraordinaire d’Olivier Messiaen écrite pour les instruments Martenot. Mais il faudrait se rappeler dès maintenant que cet esprit d’innovation et de conciliation s’est exprimé partout dans L’Exposition de 37. Il suffira peut-être de citer : l’immense Fée électricité de Raoul Dufy ; l’ouverture du Palais de la Découverte et du Musée de l’Homme ; les décorations dans le Palais de l’air et le Palais des chemins de fer, par Robert et Sonia Delaunay ; la puissante composition picturale de Guernica de Pablo Picasso ; et tous les ensembles d’architecture et d’aménagement soit temporaires, soit permanents (le Palais de Chaillot, le Palais de Tokyo) qui ont transformé – jusqu’à nos jours – le quartier du Trocadéro d’une manière moderne, brillante, innovatrice… et surtout pleinement artistique.
Deux architectes, Eugène Beaudouin (1898-1983) et Marcel Lods (1891-1978), ont été chargés de la mise-en-scène et de l’aménagement technique des Fêtes de la lumière. Ce sont des artistes de haut niveau : en 1935, Beaudouin et Lods ont conçu l’un des bâtiments icônes de l’architecture française du 20e siècle, construit en 1937–9, la Maison du Peuple à Clichy – construction innovatrice s’il en fut, connue comme le premier exemple d’un mur rideau en panneaux, et aussi bâtiment polyvalent avec des fonctions multiples, pouvant servir de marché couvert, de locaux syndicaux, et abritant aussi des bureaux, des salles de conférence, et même un cinéma. On peut voir dans cette maison un des ancêtres lointains des édifices ultramodernes d’aujourd’hui et comprendre ainsi que Beaudouin et Lods étaient des architectes d’avant-garde, deux modernistes aussi bien dans leur conception et leur manière d’envisager des projets, que dans leurs méthodes et moyens de construction. Pour le cadre de l’Exposition de 37, leur conception était en effet spectaculaire – conçue pour exercer un impact indéniable sur un très grand public, et représentant une fusion de la technologie ultramoderne avec le réseau de l’élément sans doute le plus naturel, le plus primordial, et pour ainsi dire le plus « vert » de tout Paris – la Seine.
En bref, la conception de Beaudouin comporte les aspects suivants :
- la mise-en-valeur sonore des espaces autour de l’Exposition
- la diffusion en versions enregistrées sur disques des œuvres musicales commandées par la Ville de Paris pour l’Exposition
- d’immenses effets spatiaux et visuels, tous accompagnés de musique.
Je cite ici le numéro spécial du Guide du concert et du Guide musical [3]:
« Conçues par l’architecte Eugène Beaudouin, les Fêtes de la Lumière ont pour cadre les berges de la Seine, du Pont des Invalides à l’île des Cygnes. Dans une étroite conjugaison des ondes lumineuses et sonores, elles constituent une sorte d’immense symphonie de la lumière et de l’eau, soutenue et exaltée par la musique. La partition visuelle est ici le plan directeur, la partition musicale, l’accompagnement – son but étant d’exploiter et de mettre en valeur la beauté de la lumière (effets d’eau et de vapeurs, de fumées, de couleurs, d’une infinie variété d’intensité). Le créateur de cette féerie a synthétisé [?] dans les lignes suivantes les grandes lignes de sa conception…
Il faut rappeler et même souligner le fait, déjà mentionné, que les œuvres commandées pour les Fêtes de la Lumière n’étaient pas exécutées « en concert » mais étaient enregistrées et diffusées par des haut-parleurs, et ceci pour deux raisons techniques et artistiques interdépendantes :
1. Pour qu’il y ait une synchronisation exacte de la musique avec les jets d’eau et les effets de lumière et/ou pyrotechniques ;
2. Pour qu’il y ait une diffusion générale à tous les spectateurs en masse, par les haut-parleurs suspendus dans les arbres ou ailleurs.
Lors de la première manifestation Beaudouin Fête de la lumière, le 14 juin 1937, c’est la partition pour orchestre et chœurs de Florent Schmitt qui est diffusée. Ce morceau, son opus 88, est une œuvre considérable, bien plus importante qu’une petite pièce d’occasion. Écrite pour grand orchestre, avec des parties quasi-solistes pour saxophone alto et ondes Martenot, ainsi que des chœurs et une soprano solo pour la section finale, cette œuvre est d’une grandeur d’esprit et d’une envergure surprenantes, presque visionnaires. C’est Yves Hucher, ami de Schmitt et auteur du catalogue de ses œuvres, qui a considéré la Fête de la lumière comme une « éblouissante composition écrite pour l’Exposition de 1937 ». Comme la plupart des compositions écrites pour l’Exposition, elle reste malheureusement inédite, mais elle a été enregistrée pour être diffusée, sous la direction d’Eugène Bigot. Je vous en présente maintenant quelques mesures, et pendant l’écoute, il faut obligatoirement nous efforcer d’imaginer tous les immenses jets d’eaux, les effets de lumière, les feux d’artifices, avec en plus une foule d’un quart de million de spectateurs sur les bords de la Seine…
Extrait de Fête de la lumière de Florent Schmitt
Dans La Revue musicale d’octobre 1937, on trouve un article de José Bruyr intitulé : « Feu sur la Seine, ou le laboratoire aux féeries »[4]. Cela peut surprendre, au premier abord, que le rédacteur-en-chef Robert Bernard ait laissé à quelqu’un d’autre la tâche de donner au public un compte-rendu de ces grands spectacles, et qu’il ne s’en soit pas chargé lui-même. Peut-être que, ayant déjà parlé aussi durement de la conception globale des Fêtes (comme cela a été soulginé), il ne se sentait pas en mesure d’en faire une critique plus détaillée et raisonnée. Il aurait donc délégué à son collègue Bruyr la responsabilité et la charge de parler de ces événements dans la Revue.
Bruyr parle surtout, presque exclusivement en fait, des questions techniques ; et c’est Ginette Martenot qui était en charge de la diffusion sonore pour ces Fêtes. Je cite :
Il n’est que temps de me glisser, à l’avant du ponton, dans la « fosse sacrée » où elle se commande sur triple clavier, ou sur le triple tableau de bord : celui de pyrotechnicien, de l’hydraulicien, de musicien. Longues rangées de boutons de couleur pour les deux premiers. Manettes au troisième. Et à chacun sa partition. Au musicien, qui est une musicienne (c’est Mlle Martenot), le haut feuillet à portées ; aux autres des graphismes bleus et rouges traversés de flammes oranges … Le plateau : un kilomètre de fleuve parisien. Le public : deux cent mille spectateurs agglomérés sur les rives, les berges, les ponts. Je guette le cheminement saccadé du chronomètre 21h 55 et 40 secondes…50…55…58, 59… et le bruit d’émeri des deux disques que je vois tourner rond derrière une vitre, sous l’aiguille suspendue du pickup.
22 heures : Feu sur la Seine !
Par ces quarante haut-parleurs le son jaillit en geyser ; des deux cent fontaines, l’eau monte en trilles irrésistibles. Entre elles, un feu de St-Elme jaillit brusquement, se gonfle en éclatement de comète … L’Eau et la Lumière commencent leur ballet.
Un ballet ne va pas sans musique. Et comme il n’est pas défendu de rêver, je la supposais d’avance, cette musique, cérémonieuse ici pour la sarabande des grands fantômes de pourpre et d’or, roses, bleus ou verts … La musique traverse comme elle peut la terrifiante aventure de ce tonitruant nocturne. Les opérateurs s’affairent en virtuoses. Ils font, de plot en plot, courir les arpèges d’un allegro proprement con Fuoco … Je suis sûr que votre partition, cher Barraud, nous réserve des surprises nuancées. Non moins que celles de Schmitt ou d’Aubert, d’Ibert ou d’Honegger, de Le Flem ou de Messiaen. Ne pourrons-nous en jouir et une audition, qui pourrait être de plein air, mais qui serait désencombrée des vacarmes, pétarades et autres bombardements adventices? J’y pensais tandis que sur vos mesures finales scintillaient à fleur d’eau de petits brûlots rougeoyants poussés à la dérive : les feux follets …
Extrait de Fête du feu d’Henry Barraud pour chœurs et orchestre, direction Gustave Cloëz.
Et maintenant, la fin triomphale des Mille et une Nuits de Honegger.
Extrait des Mille et une nuits d’Arthur Honegger, solistes : Germaine Cernay (soprano) et Edouard Cliff (ténor), orchestre sous la direction de Gustave Cloëz.
Olivier Messiaen nous a laissé plusieurs commentaires pour nous éclairer sur l’histoire de sa fameuse Fête des belles-eaux[5]. Une version de son texte d’introduction a été écrite pour un concert donné par L’Itinéraire en 1974 que vous pouvez lire (voir fac-simile), accompagné d’un autre texte fourni par son ami Maurice Martenot (voir fac-simile).
J’ai déjà dit que la plupart des partitions écrites pour les Fêtes de la lumière sont restées inédites. Exception saisissante, pourtant : on a dû attendre jusqu’aux années 2000 pour que la partition complète des Fêtes des belles eaux de Messiaen paraisse. Mais déjà en mars 1938, les éditeurs de la Revue internationale de Musique (de Bruxelles) ont publié ce qu’ils appelaient un « Cahier de musique inédite » comme supplément musical. Et voilà qu’on découvre, aux pages 10-11, un extrait célébrissime de cette œuvre, mais dans une édition peu connue, à savoir : l’Oraison, réutilisée par Messiaen quelques années plus tard dans son fameux Quatuor pour la fin de Temps.
Extrait de la Fête des belles eaux
Pendant l’Exposition, a eu lieu une série de concerts pour grand ensemble d’ondes Martenot, modèle 37, instrument utilisé dans plusieurs œuvres des Fêtes de la lumière, et surtout dans la Fête des belles eaux de Messiaen. Ces concerts ont connu globalement un vrai triomphe esthétique, et ont été une célébration tout à fait appropriée de l’union de la musique et la technologie. Je cite Jean Laurendeau :
L’Exposition de 1937 présenta en « concert permanent », c’est à dire toutes les vingt minutes, dans une salle de l’Union Corporative des Arts Français (édifice non terminé) un orchestre de seize ondistes. Une subvention de l’État français avait rendu la chose possible par une commande de quinze instruments au Laboratoire Martenot. Ginette dirigeait cet ensemble … Ginette se risqua à transcrire pour lui un des Nocturnes de Debussy : Nuages. Cela était, selon Ginette, d’un effet extraordinaire … Après quelques concerts, l’orchestre se réduisait à huit, et demeura à ce nombre moins coûteux pendant le reste de l’Exposition.
C’est cet ensemble – « historique » dans le contexte de ce qu’on pourrait peut-être appeler la lutherie électronique – qui a été photographié pendant l’Exposition.
Pour toutes ces manifestations, il reste des questions culturelles et techniques à affronter et à résoudre, car tous ces événements sont perçus aujourd’hui comme s’étant déroulés pour ainsi dire dans un monde et surtout dans un contexte loin, bien loin du nôtre. Mais ce contexte peut être redécouvert et jusqu’à un certain point, reconstitué. Il reste accessible surtout dans la dimension sonore, à travers les œuvres musicales qui ont été écrites et qu’on peut écouter – uniquement – grâce aux enregistrements utilisés lors de l’Exposition même.
Les personnages de l’Exposition de 37 ont tous gardé des mémoires vives et parfois affectueuses de ces manifestations musique–eau–lumière–science / technologie. A l’automne 1967, lorsque Messiaen allait être bientôt élu membre de l’Académie des Beaux-Arts, il a dû envoyer à Eugène Beaudouin – membre, déjà, de la section architecture – une lettre avec son curriculum vitae. Pour terminer cette conférence, je voudrais vous présenter cette lettre, et aussi la réponse de Beaudouin, toutes deux inédites et citées ici avec l’aimable autorisation de Mme Yvonne Loriod-Messiaen :
Olivier Messiaen à Eugène Beaudouin
sans date [1967]
Cher Eugène Beaudouin,
J’ai honte de vous envoyer une lettre si officielle et ce grand curriculum inutile. Vous m’avez demandé l’autre jour si je vous reconnaissais ? Vous pensez bien que je n’ai pas oublié la Fête des belles eaux, ni l’énorme plan minuté et coloré des différents moments d’eau et de lumière que je devais accompagner de musique ; il était si grand que je l’avais étalé sur le tapis de mon salon, et que [je] me [*]couchais par terre pour le lire – ni encore la nuit par bateau sur la Seine, avec les jets d’eaux, les projections colorées qui tombaient du ciel, les orchestres et les six ondes Martenot.
1937: il était un heureux temps. Merci de me l’avoir faire vivre.
Olivier Messiaen
Eugène Beaudouin à Olivier Messiaen
2 décembre 1967
Merci, mon cher Maître, de votre charmante missive – qui m’a fait un grand plaisir en me rappelant un heureux temps. 1937 comme c’est loin et pourtant si frais dans la mémoire. Je me réjouis de vous voir nous rejoindre bientôt – nous avons tout besoin d’hommes comme vous. [Vous] savez, nous vous attendons. A tout bientôt. Beaudouin.
[1] Robert BERNARD, « L’Exposition et la musique », La Revue musicale, juin-juillet 1937, numéro spécial : La Musique dans l’Exposition de 1937, p. 1-4.
[2] Henri Hell, Francis Poulenc : musicien français, Paris, Plon, 1937, p. 100-101.
[3] Le Guide du concert–Le Guide musical, numéro spécial de l’Exposition 37, p. XXVIII.
[4] José Bruyr, “Feu sur la Seine ou le laboratoire aux fééries”, La Revue musicale, octobre 1937, pp. 256-7.
[5] L’œuvre a été interprétée au Festival Messiaen de La Meije lors du concert du 25 juillet 2005 donné par le Sextuor d’ondes de Valérie Hartmann-Claverie.